Fil d'Ariane
Le gouvernement sénégalais a de nouveau coupé Internet mobile mardi 13 février lors d'un appel à manifester contre le report de l'élection présidentielle. Cette mesure restrictive est régulièrement utilisée dans le pays depuis juin 2023, au grand dam des usagers et des défenseurs des droits et libertés.
Capture-écran d'un usager privé d'Internet mobile sur son téléphone portable à Dakar au Sénégal, 5 février 2024.
"La liberté d’expression est garantie par la Constitution sénégalaise sous toutes ses formes et Internet en fait partie”, lance Papa Ismaila Dieng, chargé de communication et de plaidoyer chez Africtivistes. Cette organisation panafricaine sénégalaise de protection de la démocratie et des droits de l’homme dénonce les restrictions imposées par le Sénégal sur l'Internet des données mobiles. Elle les qualifie même de violations de droits.
Les autorités sénégalaises multiplient les coupures d’Internet depuis juin 2023 pour des raisons, selon elles, de sécurité. Elles ont d'abord été utilisées en réponse aux manifestations contre la condamnation de l'opposant Ousmane Sonko le 1er juin, puis de sa seconde arrestation fin juillet. Aujourd'hui, elles visent à contenir la contestation du report de l’élection présidentielle par le président Macky Sall dont le mandat termine officiellement le 2 avril 2024. Le vote devait initialement se tenir le 25 février, mais a été déplacé au 15 décembre 2024. Le gouvernement se justifie par le souci d’organiser une élection plus inclusive et transparente.
Dans un communiqué du 4 février, le ministre de la Communication, des Télécommunications et du Numérique, Moussa Bocar Thiam justifie les restrictions de l'Internet mobile "en raison de la diffusion de plusieurs messages haineux et subversifs relayés sur les réseaux sociaux dans un contexte de menaces de troubles à l'ordre public".
Dans ce pays de 18 millions d’habitants, 96,52 % de la population consomme Internet par le réseau mobile, c'est à dire en 2G/3G/4G selon un rapport trimestriel de l’Autorité de régulation des télécommunications et des postes (ARTP) publié en 2023. L'Internet filaire est quant à lui utilisé par les professionnels. Reste l'usage de réseaux privé virtuels (VPN) pour contourner ces restrictions, mais cela n'est ni aisé, ni commun. Couper Internet, “c’est comme garder la quasi-totalité de gens dans l’ignorance et le silence”, déplore Papa Ismaila Dieng.
Pour lutter contre ces restrictions, Africtivistes, avec les deux journalistes Moussa Ngom et Ayoba Faye, ont décidé de saisir la Cour de justice de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cour de la Cédéao).
“Nous croyons en une Afrique ouverte et connectée, où le droit de s’exprimer, de partager et d’accéder à l’information est préservé dans l’intérêt général de la société”, a déclaré Cheikh Fall, président d’Africtivistes dans un communiqué du laboratoire d’impact sur l’État de droit de la faculté de droit de la prestigieuse université américaine Stanford, en Californie. Cette dernière, avec l’organisation non-gouvernementale (ONG) Media Defence basée à Londres, s’est occupée de déposer le recours.
La professeur et directrice exécutive de ce laboratoire de Stanford, Amrit Singh, explique que ces coupures ne sont pas légales : “Toutes les normes juridiques internationales stipulent qu'il est interdit de couper l'accès à l'Internet à moins que la mesure ne soit autorisée par la loi, qu'elle poursuive un but légitime et qu'elle soit proportionnée. Or, le gouvernement sénégalais n'a respecté aucune de ces règles. Il n'y a pas de loi au Sénégal pour fermer l'Internet”. L’objectif de cette procédure est de faire condamner les coupures passées et d'empêcher que de nouvelles se produisent.
Le Sénégal est un pays réputé pour sa stabilité démocratique sur le continent africain, encore plus dans un contexte de multiplication des coups d’État dans la région. Selon une étude de l’ONG panafricaine Tournons la page, l’Afrique a connu au moins 142 coupures d’Internet dans 35 pays entre 2014 et 2022, avec des récurrences, notamment, en Algérie, en Éthiopie, en République démocratique du Congo et au Soudan.
En 2020, la Cour de la Cédéao a jugé que la restriction de l’accès à Internet au Togo à deux reprises en 2017 n’était pas fondée par la loi et constituait une violation de la liberté d’expression. Même condamnation en Guinée en 2023 pour des coupures en 2020. “Le Sénégal reste une démocratie, mais une démocratie très menacée”, alerte Papa Ismaila Dieng d’Africtivistes.
“L’accès à Internet est un outil fondamental qui est devenu l’un des piliers de l’action citoyenne”, explique Abdelkerim Yacoub Koundougoum, directeur Afrique de l’association Internet sans frontières qui vise à promouvoir l’accès ainsi que la libre circulation des informations et des connaissances sur Internet. L'activiste pointe que “la coupure d’Internet doit être l’exception sauf qu’ici l’exception devient le principe”. Il ajoute : “on a vu des citoyens se faire violenter par la police. On coupe Internet pour que les témoignages ne parviennent pas".
Selon Martin Archimbaud, doctorant en droit international public à l’Université Bretagne Occidentale et réalisant une thèse sur les coupures d’Internet et blocages d’accès aux contenus à l’initiative des gouvernements, avant juin 2023, le Sénégal a connu une coupure de quelques heures en mars 2021 lors de la première arrestation d'Ousmane Sonko. “Là il y a un changement radical de politique depuis un an”, constate le chercheur. Il explique que la démocratie et l’exercice des droits fondamentaux ne sont plus possibles sans Internet, notamment en Afrique où les communications passent majoritairement par les applications de messagerie Whatsapp et Telegram.