Fil d'Ariane
L’opposant sénégalais Ousmane Sonko doit comparaître devant la justice le 23 mai, pour son procès pour viols présumés. Ce rendez-vous judiciaire est susceptible de causer des tensions dans le pays. Quels sont les enjeux de ce procès ? Entretien avec Alioune Tine, expert indépendant à l’ONU et fondateur d’Afrikajom Center.
L'opposant sénégalais Ousmane Sonko (ici en mars 2021 à Dakar) est sous le coup de plusieurs procédures judiciaires.
Cela fait plus de deux ans que cette affaire divise le Sénégal. Ousmane Sonko, principal opposant politique du président Macky Sall a de nouveau rendez-vous avec la justice ce 23 mai. Après avoir été condamné en appel à six mois de prison avec sursis pour diffamation pour avoir accusé le ministre du tourisme de détournement de fonds, il est cette fois appelé devant une chambre criminelle à Dakar pour répondre de viols et de menace de mort contre Adji Sarr, employée d’un salon de beauté âgée d’une vingtaine d’années.
Selon Alioune Tine, expert indépendant sénégalais à l’ONU sur la situation des droits humains au Mali et fondateur du think tank ouest-africain, Afrikajom Center, le principal enjeu de ce procès tourne autour de la question de l'inéligibilité d’Ousmane Sonko à l’élection présidentielle de 2024. Par ailleurs, il estime que le pouvoir en place a aussi des enjeux de légitimité électorale à prouver dans ce dossier. Contactées par TV5MONDE, les autorités sénégalaises n’ont pas donné suite à nos sollicitations.
TV5MONDE : Ousmane Sonko risque-t-il dans ce procès l'inéligibilité pour l’élection présidentielle de 2024 ?
Alioune Tine : Absolument. Je pense que c’est le plus gros risque qu’il encourt à travers ce procès. C’est aussi le principal enjeu du procès. C’est ce qui explique les tensions, les résistances et tout ce qu’on est en train de voir. Il y a eu des précédents. D’abord, il y a eu Karim Wade (NDLR : en 2013, la justice sénégalaise accuse le fils de l'ancien président Abdoulaye Wade de “détournements de deniers publics, corruption et enrichissement illicite” et il est condamné en 2015 à six ans de prison pour le dernier chef d’accusation), et le précédent Khalifa Sall (NDLR : ancien maire de Dakar, il est condamné en août 2018 à cinq ans de prison pour “faux en écriture” et “escroquerie portant sur les deniers publics” après avoir été emprisonné depuis mars 2017).
Ousmane Sonko a un leadership qui franchit les frontières sénégalaises.
Alioune Tine, expert indépendant à l’ONU et fondateur d’Afrikajom Center
Ousmane Sonko bénéficie d’une forte reconnaissance au niveau de la jeunesse. Il a un leadership qui franchit les frontières sénégalaises. Tout cela fait que ce procès représente un enjeu de taille pour lui.
C’est également un enjeu pour le pouvoir en place. Si Macky Sall veut faire un troisième mandat, très contesté de toute part au Sénégal parce qu’après 2011-2012, cela représente une véritable gageure. Il est évident que pour faire un troisième mandat et réussir, Ousmane Sonko représente un obstacle par rapport à sa reconnaissance et la réputation dont il jouit à l’heure actuelle.
Je pense que c’est la crise politique la plus grave de l’histoire du Sénégal, depuis l’indépendance.
Alioune Tine, expert indépendant à l’ONU et fondateur d’Afrikajom Center
On est en train de vivre une crise tout à fait inédite. Je pense que c’est la crise politique la plus grave de l’histoire du Sénégal, depuis l’indépendance. Nous sommes sur une pente glissante. Il n’y a pas de point d’arrêt, pas de point de contournement. Il faudrait peut-être aujourd’hui en prendre conscience pour éviter de tomber dans le précipice. Aujourd’hui, tout le monde a peur. L’escalade continue, on ne sait pas comment ça va s’arrêter ni ce que ça va donner.
TV5MONDE : Ce procès est source de fortes tensions dans le pays. Y a-t-il un risque d’émeutes et d’embrasement ?
Alioune Tine : Je pense qu’il faut laisser Ousmane Sonko aller devant la justice, car c’est important que la justice puisse se prononcer de la manière la plus indépendante possible sur cette question. Il faut lui faciliter l’accès à la justice, comme ce qui a été fait précédemment par rapport aux autres hommes politiques. Ce n’est pas lui le premier leader à être accusé devant la justice. Il y’a eu Idrissa Seck (NDLR : il a été accusé en juillet 2005 de “trahison, détournement de deniers publics, corruption et atteinte à la sûreté de l’État” et incarcéré, avant d’être libéré blanchi en février 2006).
L’enjeu, c’est la conservation du pouvoir, ou la conquête de celui-ci.
Alioune Tine, expert indépendant à l’ONU et fondateur d’Afrikajom Center
De toute façon, les leaders politiques ont besoin de faire du bruit, de faire un peu de folklore autour et d’être accompagnés par leurs supporters. Sonko a beaucoup de supporters, il doit prendre la résolution de voir comment calmer le jeu.
L’État aussi doit vraiment évacuer les forces de l’ordre. Le fait qu’il y ait des forces de sécurité partout, le fait d’entourer sa maison, son quartier avec des forces de l’ordre, de l’empêcher de sortir, ça crée des tensions. Plus on banalise le fait pour Sonko de se rendre à la justice et de réduire les tensions avec les forces de sécurité, mieux c’est.
Il faut que la justice essaye d’être la plus indépendante possible pour éviter les violences. L’enjeu, c’est la conservation du pouvoir, ou la conquête de celui-ci.
TV5MONDE : Les magistrats sénégalais peuvent-ils etre influencés par le pouvoir ?
Alioune Tine : Si la justice peut être une source pour éliminer un candidat, le fait de recourir tout le temps à elle, surtout quand il y a des précédents, cela peut créer des doutes, des suspicions. Il me semble que c’est la situation dans laquelle on se trouve à l’heure actuelle.
Il me semble que cette question de droit à la participation aux affaires publiques, c’est le principal problème auquel la démocratie électorale sénégalaise est confrontée. C’est ce qui crée des tensions dans le pays.
Il faut un dialogue global pour faire en sorte que, quand on est président de la République et que l’on termine son mandat, on puisse partir tranquillement. Maintenant, si on persiste, il faut consolider des mécanismes juridiques assez forts et indépendants pour garantir le respect des conditions électorales. Dans la plupart des pays africains anglophones, c’est ce qui existe. Cela rassure les gens.
Aujourd’hui, pratiquement toutes les autorités de régulations sont dans l’impuissance de penser cette question. D’où les violences et les tensions auxquelles le Sénégal est confronté.
TV5MONDE : Si Ousmane Sonko est inéligible, quelles sont les alternatives politiques pour l’opposition ?
Alioune Tine : Ce n’est pas à moi de le dire, c’est à l’opposition de se réunir et d’examiner en toute souveraineté les alternatives qui s’offrent à elle.