Fil d'Ariane
Khardiata Seck sort de la préfecture, dépitée. Elle vient de signer un procès-verbal d'indemnisation sans savoir lire ni écrire. Elle était accompagnée, ce qui ne l'a pas empêché de se faire flouer, selon elle. "Ce n'est pas normal, j'avais pas un petit champ, mais un grand !". Khardiata cultivait un champs de Gombo et son terrain a été réquisitionné par l'Etat pour y construire un port en eau profonde.
L'État m'empêche d'aller dans mon champ, et il ne m'indemnise pas assez. Je croyais que j'aurais pu investir dans une autre activité pour l'avenir. On a pris nos champs, on nous donne une compensation dérisoire. Nous aurions préféré garder nos terres parce que c'est la terre de nos ancêtres.
Khardiata Seck, agricultrice
Plus loin, à quelques kilomètres de là, dans le village de Sendou, Khardiata veut nous montrer son champ. Ou ce qu'il en reste…"Tout ca, c'étaient des plants de Gombo, les récoltes étaient abondantes. Le gombo c'est fini à Sendou. Mais l'Etat est plus fort et dit que la terre lui appartient, on n'y peut rien". Il y a encore un an pourtant, près de cinq cent exploitants agricoles, des femmes surtout, s'échinaient sur cette terre pendant l'hivernage.
"Nous sommes toutes des mères de familles, chacune de nous a plus de neuf enfants à nourrir. C'est grâce à nos champs que l'on faisait vivre notre famille, ce qui nous arrive c'est difficile..."
Plus d'agriculture à Sendou. Et peut être bientôt presque plus de village du tout.
Le maire Daouda Dia est convaincu le futur port va tout dévorer. "C'est toutes ces maisons là qui vont être impactées par le port, vous voyez c'est presque les deux-tiers des habitations de Sendou ! C'est le village traditionnel qui ne va plus exister."
Au départ, le projet, il l'a plutôt bien accueilli, jusqu'à ce qu'il découvre une extension du port de 250 mètres sur son village, ce qui n'était pas prévu au début.
On a été floué en fait sur pas mal de choses... Sur le port, par exemple il y a des informations que nous n'avons pas jusqu'à present. Nous ne les avons pas.
Daouda Dia, maire de Sendou
Ce jour là, les notables de Sendou se mobilisent pour ne pas disparaître. "Ce qui nous appartient à nous tous, ce sont nos champs, la mer et l'élevage. C'est ca que nous avons parce que c'est ca que Dieu nous a donné comme ressources. Donc si cela doit disparaître à cause d'un projet de l'Etat, c'est normal qu'on en parle, car chacun a son mort à dire."
En effet comment survivre à coté d'une telle infrastructure ? Sur cinq cents hectares, des entrepôts où seront stockés charbon, pétrole, phosphate et des centaines de cargos et deux jetées qui entraveront le déplacement des pêcheurs artisanaux, majoritaires ici. Le promoteur du port Sénégal Minergy Port a commandé une étude d'impact environnemental et social. Et à lire les pages du rapport, l'avenir de Sendou semble bien mal engagé.
Alors nous sommes allés au siège de Senegal Minergy Port. Son directeur général Dame Diané refuse toute interview filmée. Nous avons tourné en caméra cachée. L'étude d'impact qu'il a lui même commandée, il ne l'a même pas feuilletée. "Madame c'est Quartz (cabinet auteur de l'étude d'impact, ndlr) qui l'a fait ! Pour notre entreprise ! Mais je t'ai dit que je sais pas ce qu'il y a dedans, voilà. J'ai répondu à la question !"
Reste une autre question : comment cet homme d'affaires qui a fait fortune dans la friperie a-t-il pu obtenir la construction et l'exploitation pendant 25 ans d'un tel port?
Journaliste : "vous étiez les seuls sur le terrain ou il y a eu un appel d'offre ?"
Dame Diané, Directeur Général de Sénégal Minergy Port : "Ce n'est pas un marché pour qu'il y ait un appel d'offre. L'appel d'offre c'est quand l'État veut construire et il fait un appel d'offre. Là, l'État a dit : je veux construire un port, j'ai pas les moyens, qui est ce qui a les moyens ? Il n'y avait personne, c'est nous seuls qui avions les moyens, 500 millions d'euros."
Journaliste : "Et vous ne voulez pas me dire si c'est vous qui avez sollicité l'Etat ?"
Dame Diané : "Ce n'est pas important."
Journaliste : "Si c'est important".
Dame Diané : "Non je te donne ce qui important."
Au ministre de la pêche et de l'économie maritime, nous avons posé les mêmes questions à Oumar Guèye. Et il a répondu : "non, il n'y a pas besoin d'appel d'offre, et nous n'avons pas besoin de mise en concurrence. Tous ceux qui peuvent investir peuvent venir faire des offres spontanés. Il ne faut pas sous-estimer la capacité des personnes. Dire que Dame Diané est dans la friperie, qu'est ce qu'il ya de mal ?"
Dans la presse sénégalaise pourtant, d'autres raisons sont avancées. Mais Oumar Gueye reprend. "Nous ce que nous cherchons, c'est tirer le Sénégal vers le haut et non pas vers le bas, si on prend ces considérations en compte, on n'ira nulle part. Chaque fois que quelqu'un veut faire quelque chose, on lui dira qu'il est proche d'untel ou untel. Ce qui compte c'est le résultat final. Ce qui compte c'est que demain, le Sénégal va être doté d'un port très important. Savez vous que le Sénégal n'a jamais construit de ports de cette dimension ? C'est dans cette dynamique que nous conduit le président Macky Sall : vers l'émergence, vers la modernité."
L'émergence et la modernité se feront-ils avec les 3000 habitants de Sendou ? Le ministre et le promoteur du port promettent des emplois par milliers, des emplois pour la plupart qualifiés. Pour l'heure, les pêcheurs et agricultrices de Sendou ne sont pas accompagnés pour pouvoir y prétendre.