Sénégal : un ministre limogé par le président après avoir qualifié les tirailleurs de "traitres"

Dix jours après ses propos incendiaires sur les tirailleurs sénégalais, qu’il considère comme des traitres, le ministre Cheikh Oumar Diagne a été limogé par le président de la République, Bassirou Diomaye Faye. Retour sur cette polémique.

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Bassirou Diomaye Faye

Bassirou Diomaye Faye prononce son discours inaugural après avoir prêté serment en tant que président de la République du Sénégal, à Dakar, le mardi 2 avril 2024. 

© Photo AP/Sylvain Cherkaou
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Ce mardi 31 décembre, le chef de l’Etat sénégalais Bassirou Diomaye Faye a limogé Cheikh Oumar Diagne, ministre en charge de l'Administration et de l'Équipement à la présidence de la République. Quelques jours auparavant, le porte-parole du gouvernement, Moustapha Njekk Sarré, s’était dit « en total déphasage » avec les propos de Cheikh Oumar Diagne, tout en rappelant que le président Bassirou Diomaye Faye avait organisé « une grande cérémonie » en l’honneur des anciens soldats coloniaux.

Un habitué des polémiques

Dans un entretien en wolof d’environ douze minutes, diffusé le 21 décembre par la télévision locale Fafa TV, Cheikh Oumar Diagne avait en effet affirmé : « Ceux qui célèbrent les tirailleurs ne savent pas qui étaient les tirailleurs.  Ce sont des traîtres qui se sont battus contre leurs frères, dans leur pays, pour de l'argent. »

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Tout au long de cette interview qui nous a été fidèlement traduite en français par Ndèye Codou Fall, directrice des éditions EJO, maison d’édition sénégalaise en langues nationales, fondée en 2016 par le grand écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop, M. Diagne multiplie les approximations et les contrevérités. Il feint d’ignorer le contexte de création du corps des tirailleurs sénégalais et son objectif originel : asseoir et perpétuer la domination coloniale. 

Les propos diffamatoires du Ministre Cheikh Omar Diagne sabotent et remettent en cause les actions du gouvernement Sénégalais en faveur des Anciens combattants de l’Afrique.

Fédération des Associations des Descendants des Tirailleurs Sénégalais

Les propos de Cheikh Oumar Diagne ont immédiatement soulevé un tollé considérable, en particulier au sein de la société civile. Dans un communiqué rendu public quelques jours après la diffusion de cet entretien, les descendants de tirailleurs, regroupés au sein de la Fédération des Associations des Descendants des Tirailleurs Sénégalais (FADTS), dénoncent les déclarations du ministre Diagne et portent plainte contre lui. 

« Les propos diffamatoires du Ministre Cheikh Omar Diagne sabotent et remettent en cause les actions du gouvernement Sénégalais en faveur des Anciens combattants de l’Afrique. Conformément à l'article L.258 du Code pénal, la diffamation publique est un délit qui doit être sanctionné. A cet effet, la Fédération porte plainte contre le Ministre Cheikh Omar Diagne pour atteinte à l’honneur et à la mémoire de tous les Tirailleurs sénégalais et anciens combattants africains. », peut-on lire dans ce communiqué.

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Omniprésent dans les médias et maîtrisant parfaitement les codes des réseaux sociaux, Cheikh Oumar Diagne est un habitué des polémiques. En septembre dernier, il avait été vivement critiqué par les communautés mouride et tidjane, deux puissantes confréries soufies au Sénégal. Celles-ci lui reprochaient ses propos mettant en cause de grandes figures confrériques telles que Cheikh Ibrahima Niass et El Hadji Malick Sy.

Manipulation et populisme

S’agissant des déclarations du ministre Cheikh Oumar Diagne sur les tirailleurs, ce sont des propos d’une grande violence, mais qui ne résistent pas à l’analyse. A l’évidence, Cheikh Oumar Diagne a mal assimilé ses cours d’histoire ou ses lectures. Dans son interview à FAFA TV, il affirme par exemple que le corps des tirailleurs sénégalais a été officiellement créé en 1854. Faux ! 

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C’est en 1857 qu’un décret de l’Empereur Napoléon III crée officiellement le corps des tirailleurs. S’en suit alors une litanie de griefs sans fondements historiques, et qui flairent bon la manipulation et le populisme. Cheikh Oumar Diagne affirme pêle-mêle que les tirailleurs battaient les Sénégalais, s’en prenaient aux villageois, attaquaient les résistants, tuaient les marabouts et les maîtres coraniques… 

Autre exemple, Cheikh Oumar Diagne déclare dans cette interview : « Il n'y a que l'argent qui intéressait les tirailleurs. Même quand on les humiliait à Thiaroye, c'était à cause de l'argent. » Autrement dit, les tirailleurs ne réclamaient pas leur dû, et tous ceux qui ont été massacrés s’étaient rebellés par cupidité. 

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Le Sénégal venait pourtant de commémorer de façon inédite le 80e anniversaire du massacre de Thiaroye, le 1er décembre 1944, lors duquel des tirailleurs originaires de différents territoires coloniaux d’Afrique avaient été tués par l’armée française. Des événements que la France vient tout juste de reconnaître comme un massacre et que le Sénégal du nouveau président Bassirou Diomaye Faye a prévu de faire enseigner dans les écoles.  

Les troupes coloniales françaises avaient effectivement tiré sur des tirailleurs rapatriés des combats en Europe, pas seulement sénégalais mais provenant aussi d’autres pays africains, qui réclamaient le paiement d’arriérés de solde. Les circonstances de ce drame comportent toujours de nombreuses zones d’ombre, tout comme le nombre de victimes, leur identité et le lieu de leur inhumation. 

Affiche Thiaroye

Des ouvriers placardent des affiches marquant le 80e anniversaire du massacre de Thiaroye, à Thiaroye, près de Dakar, au Sénégal, le jeudi 28 novembre 2024.

© AP Photo/Sylvain Cherkaoui

De nombreuses zones d’ombre subsistent sur les circonstances du drame, le nombre de tirailleurs tués, leur identité et le lieu de leur inhumation. Les autorités françaises de l’époque avaient admis la mort de 35 personnes. Plusieurs historiens avancent un nombre de victimes bien plus élevé – jusqu’à 400. Les 202 tombes du cimetière de Thiaroye sont anonymes.

Une histoire chaotique

En dehors des deux guerres mondiales, le ministre Cheikh Oumar Diagne évoque dans son interview la participation des tirailleurs à la conquête coloniale ou encore aux opérations dites de pacification, destinées en réalité à briser les révoltes contre la colonisation. Des faits dont la responsabilité première revient d’abord à la puissance coloniale.  

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Dans une interview à la radio privée RFM, l’historien sénégalais Mamadou Fall, enseignant à l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar et membre du comité de célébration de Thiaroye, a affirmé : « Il y a eu des moments où la France leur a fait faire une sale besogne. Mais si on fait une moyenne générale et qu’on décrit la souffrance et l’héroïsme dont ils ont fait montre, ce serait injuste de leur donner ce qualificatif de traîtres. Ce n’est pas servir la bonne cause. »

A peu près au milieu de son entretien à Fafa TV, sans que l’on sache réellement ce que représentent ces catégories, le ministre Cheikh Oumar Diagne dit : « Il y a des tirailleurs vrais, et il y a des tirailleurs composés. Mais moi ce n'est pas mon problème, je les mets tous dans le même sac. »  C’est sans doute à ce moment-là que la volonté de créer la confusion dans les esprits est la plus manifeste. 

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Rappelons d'ailleurs que l’expression générique tirailleurs sénégalais désigne des soldats issus de l’ensemble des territoires coloniaux français d’Afrique subsaharienne. Dans leur ouvrage intitulé La Force noire. Gloire et infortune d’une légende coloniale (Taillandier, 2006), Eric Deroo et Antoine Champaux, spécialistes des troupes coloniales française, estiment que cette expression permettait de donner une harmonie à l’ensemble des unités de recrutement, tout en honorant leurs origines sénégalaises.  

Afin d’entretenir et renouveler les effectifs des troupes coloniales, les autorités militaires recouraient aux Appels, aux engagements volontaires et aux rengagements. Les engagements volontaires étaient réservés aux personnes âgées d’au moins dix-neuf ans et de vingt-huit ans au plus, de constitution robuste, et n’ayant jamais subi de condamnation.

Tirailleurs en AEF

Des tirailleurs sénégalais nettoyant leurs fusils en Afrique équatoriale française, le 1er août 1942. 

© AP Photo/Weston Haynes

Le service militaire durait trois ans et les appelés étaient souvent désignés par tirage au sort. A l’époque, c’était selon les estimations, la durée minimale nécessaire pour instruire les Indigènes et leur permettre de servir dans les unités stationnées à l’extérieur de leur colonie d’origine. 

Comme l’impôt, l’appel était une obligation. Ceux qui s’y soustrayaient sans motif valable étaient coupables devant la collectivité. Seules quelques catégories de jeunes gens en étaient dispensées, sur décision du gouverneur de la colonie. 

Dans son ouvrage, Des tranchées de Verdun à l’église Saint-Bernard (Karthala, 2001), feu l’historien malien Bakari Kamian écrit : « Pour nos combattants des guerres 1914-1918 et 1939-1945, les mots employés, si durs soient-ils, ne rendront jamais assez compte des souffrances qu’ils ont enduré sur les théâtres d’opérations militaires où ils se sont battus dans des conditions climatiques abominables, qui les ont parfois décimés autant que les balles ennemies. » 

Et il ajoute immédiatement à la suite : « Aucune expression ne pourra mesurer la douleur indicible des mères et pères de famille qui ont perdu leurs fils, des épouses rendues veuves, des enfants devenus orphelins, des blessés et estropiés à vie pour lesquels les modiques pensions de mutilés de guerre n’apportent ou n’ont apporté qu’une maigre consolation par rapport aux sacrifices et aux dommages subis. »