Fil d'Ariane
L'affaire débute en 2010. L'ONG Sherpa, spécialisée dans "la protection et la défense des populations victimes de crimes économiques" est alertée par plusieurs associations camerounaises sur les agissements de la Socapalm dans l'ouest du pays. Dans les plantations de la société spécialisée dans l'huile de palme, il est question "d'atteintes aux droits sociaux, humains et environnementaux". Après enquête, Sherpa confirme que la Socapalm viole les principes directeurs de l'OCDE, des "recommandations que les gouvernements adressent aux entreprises multinationales exerçant leurs activités dans les pays adhérents ou à partir de ces derniers", peut-on lire sur le site du ministère français des Affaires étrangères. Fin 2010, Sherpa et plusieurs associations saisissent l'OCDE. Bolloré accepte alors de discuter.
► Pourquoi Bolloré ? Parce que le géant français détient près de 40% des actions de la société luxembourgeoise Socfin dont la société camerounaise des palmeraies (Socapalm) est une filiale.
Les discussions entre Sherpa et Bolloré débouchent en juillet 2013 sur un plan d'action destiné à "remédier aux violations des principes directeurs de l'OCDE et améliorer les conditions de vie des riverains et travailleurs de la Socapalm". Près d'un an et demi plus tard, pourtant, Bolloré se retire de l'exécution du plan au prétexte, selon Sherpa, que la société Socfin refuse de le mettre en oeuvre.
Ce document, que nous avons consulté, recense les problèmes très concrets des riverains et des travailleurs. Il y est question, entre autres, de "communication avec les communautés riveraines", de "questions environnementales", de "développement local" ou encore de "violences exercées sur les riverains par les personnes en charge de la sécurité de la Socapalm". Pour chacun de ces points, une liste d'objectifs est établie avec ce qui fait et ce qui est à faire. Au volet "missions de service public", par exemple, le plan évoque l'accès à l'éducation avec un objectif de scolarisation et les moyens pour y parvenir.
Le document se conclut sur un engagement des signataires.
La démarche initiée ce lundi 27 mai a donc pour objectif l'exécution de ce plan. Pour Sherpa, il s'agissait d'un "contrat" avec des "engagements formels" de la part de Bolloré. Du côté de l'entreprise, son avocat expliquait fin 2018, "qu'elle ne s'était jamais engagée à un suivi sur place", ce que dément Sherpa. Aujourd'hui, joint par l'AFP, Me Olivier Baratelli estime "que 10 associations se regroupant pour procéder ainsi, en une salve médiatique concertée, pour asséner des contrevérités est anormal et contre-productif", précisant que "Bolloré ne possède que 9,35% du capital de cette plantation camerounaise alors que l'État camerounais est actionnaire lui à 27%".
Aujourd'hui, du côté de Sherpa, on s'attend à une procédure longue, "des années", en raison de la propension de Bolloré à multiplier les "poursuites-bâillons" consistant à attaquer toute déclaration ou enquête pouvant nuire à son image.
► (Re)lire : le groupe Bolloré peut-il museler les journalistes ?
La SYNAPARCAM, Synergie nationale des paysans et riverains du Cameroun, est l'une des associations à l'origine de cette procédure devant la justice française. Emmanuel Elong en est le président.
TV5MONDE : Qu’attendez-vous de cette démarche ?
Nous attendons que cette procédure nous aide à contraindre M. Bolloré à respecter ses engagements. En 2014, il nous avait invités en France pour rechercher des modalités de dialogue et au sortir de cette rencontre, nous croyions vraiment que des choses allaient se réaliser sur le terrain. Malheureusement, il n’a pas accepté de continuer ses démarches.
En 2015, après cela, nous avons lancé la campagne mondiale contre l’accaparement des terres. Cela a donné lieu à une plainte contre les associations et les médias qui ont relayé cette campagne…
Où en est-on aujourd'hui par rapport aux engagements qui avaient été pris lors de votre rencontre avec l'entreprise Bolloré ?
La première revendication portait sur la question des terres. Au Cameroun, cela concernait l’application de l’avenant au bail. Nous avions convenu que sur les 75.000 hectares loués à l’Etat du Cameroun par Bolloré, 20.000 devaient revenir aux communautés riveraines. En 2015, il nous a dit qu’il avait rétrocédé les terres à l’Etat qui devait à son tour nous les rendre, mais aujourd’hui ses plants de palmiers sont encore sur nos terres et il continue d’y faire des bénéfices. Il ne paie ni le loyer à l’Etat ni à nous les occupants naturels. Nous n’y avons pas accès.
La 2e revendication portait sur la façon dont il utilise notre biodiversité. Il nous restait une petite forêt qui n’était pas exploitée mais aujourd’hui il commence à l’utiliser également. Nos tourbières sont polluées par les eaux usées de ses usines et par les produits chimiques utilisés sur ses plantations.
La 3e revendication portait sur les compensations financières. Il fait des bénéfices et nous ne gagnons rien.
Quelles sont les conditions de vie sur les plantations ?
Les logements sont très délabrés. Ils ont été construits en 1972 en matériaux provisoires à l’époque où Socapalm était encore une société d’Etat. Les maisons sont fabriquées avec des planches. Il n’y aucune intimité pour les gens qui y vivent, les toilettes sont pleines.
Pour ce qui est des conditions de travail, 95% des ouvriers sont des contractuels payés à la tâche. Ils sont payés au rendement et ne peuvent pas travailler assez pour avoir le salaire minimum camerounais. Ils n’ont aucune assurance sociale. Quand il y a le moindre problème, ils sont abandonnés à leur sort. Bolloré ne tient compte que de ses propres employés, ses chefs d’équipes. Les centres de santé sur les plantations sont pour eux. Mais 95% de la main d’oeuvre n’a pas accès à cela.
Quand la Socapalm a été privatisée en juin 2000, Bolloré s’était aussi engagé à poursuivre les missions de service public comme l’entretien des pistes et des routes rurales ou l’adduction d’eau potable. Mais il n’en est rien. Dans l’un des campements, voilà cinq mois que le seul puits qui servait 600 personnes est en panne. Ils sont incapables de réparer. Les gens du campement vont chercher de l’eau dans le village voisin et cela crée des tensions et des bagarres.
Vous n'avez pas d'interlocuteurs sur place ?
Quand on demande le dialogue sur place, Socapalm contourne avec les autorités administratives et les chefs traditionnels. Ils ne passent que pas ces deux canaux. Les chefs traditionnels qui représentent les habitants sont bénéficiaires de dessous de tables ou de certains marchés dont ils sont sous-traitants.
► Re(voir) : fin 2018, une équipe de TV5MONDE s'est rendue dans l'ouest du Cameroun, sur des sites exploités par la Socapalm, à la rencontre des habtitants et des associations locales. Reportage.