Des sud-africains, touchés de plein fouet par le ralentissement économique dû à la crise sanitaire, reçoivent des dons de nourriture à Laudium, au sud de Pretoria, le 20 mai 2020.
TV5MONDE: Après un an de crise sanitaire, l'Afrique vivra sa première récession en 25 ans avec un recul du PIB de 2,1% : la pandémie est-elle la seule raison de ce recul économique ?
Chicot Éboué : Non, la pandémie n'est pas la seule cause. D'abord quand on parle d'Afrique, il faut différencier les pays. L'Afrique francophone se porte mieux qu'une partie de l'Afrique anglophone. Mais il y a aussi des pays qui s'en sortent bien, comme le Nigéria qui a un taux de croissance de 1,2% pour 2020, ou le Ghana qui se portait bien avant la crise. Il y a aussi les pays qui ont beaucoup de ressources naturelles comme l'Angola et la Zambie et qui arrivent au terme ce que qu'on appelle "le super cycle de matières premières " ( NDLR : une hausse des prix des ressources naturelles sur plusieurs années) depuis 2015.
La situation était tout à fait prévisible. Mais en France, on a aussi un recul de 5,2%, dans un pays où le taux de croissance est deux fois inférieur à la moyenne africaine. Il est donc normal que le confinement intégral ait aussi abouti à un recul du PIB africain.
TV5MONDE : La dette africaine a-t-elle aussi eu un rôle dans ce constat?
Chicot Éboué : La dette n'est pas la cause de ce recul. On exagère la question de la dette des pays africains en Europe. En 2020, la France avait un taux d'endettement public de 120% du PIB : la part de la dette publique dans la richesse produite par le pays était donc 1,2 fois supérieure. Mais c'est le cas dans beaucoup d'autres pays européens. La pandémie a créé un bond de la dette parce que les états ont dû soutenir leur activité économique et l'emploi. Les pays européens avaient, eux, un partenaire central : la Banque centrale européenne, qui a injecté massivement des liquidités sur les marchés de capitaux, de façon à racheter les titres de la dette publique.
On ne peut pas demander aux pays africains qui ont un ratio d'endettement public voisin de 50%, et pour certains pays francophones de 44%, de ne pas s'endetter pour soutenir leurs propres économies, alors que ces pays font face, comme tous les autres, à une pandémie virale meurtrière qui oblige à un ralentissement de l'activité économique. Ils ont besoin de financer leur développement et leurs infrastructures.
Pour beaucoup de ces pays, les services de base n'existent pas et les rationnements d'électricité et d'eau sont monnaie courante. Si on exagère cette situation de dette africaine c'est parce qu'il y a beaucoup de pays pauvres parmi eux qui reposent sur des aides publiques au développement et de l'endettement extérieur. Néanmoins, ils restent largement moins endettés que la moyenne européenne.
TV5MONDE : Comment la crise s'est-elle traduite dans la réalité en Afrique?
Chicot Éboué : La pandémie intervient dans un contexte d'économie informelle pour l'essentiel. Donc lorsque l'activité s'arrête pour ceux qui vivent au jour le jour, de ressources glanées à partir de petits commerces et de petites activités, la perte de ressources est immédiate.
Par ailleurs, les transferts de revenus des migrants, les "remittances" en anglais, ont aussi considérablement baissé. Ils représentaient 446 milliards de dollars en 2019, avec 85 milliards pour l'Afrique Subsaharienne. En 2020, les prévisions annonçaient une baisse de 20% de ces ressources pour cette région de l'Afrique. Or, ces ressources vont pour l'essentiel dans la consommation immédiate et la santé. Les populations qui sont les plus bénéficiaires de ces transferts sont lourdement impactées.
TV5MONDE : La Chine est le premier créancier de l'Afrique. Comment expliquer cette place prépondérante?
Chicot Éboué : La Chine a beaucoup plus investi dans les pays africains que tout l'Occident en 50 ans. La Chine finance de nombreuses instrastructures en Afrique telles que les routes, les barrages, les ponts, les centrales électriques. Sans infrastructures, point de développement. La France qui est implantée depuis un siècle, a cessé de financer les infrastructures il y a longtemps.
La Chine a aussi le montant de réserve le plus important au monde. La Banque centrale de Chine a des réserves de change qui pèse à hauteur de deux fois le PIB de la France, quasiment. Par ailleurs, la Chine détient aussi la dette des Etats-Unis en majeure partie.
Fin des années 1980-90, l'Afrique est endettée, en pleine crise systémique et les cours des matières premières se sont effondrés. Après la chute du mur en 1989, les pays ont tardé à se mettre en place et ont vu l'industrie partir en Asie du Sud-Est, en Chine et en Amérique latine.
Cette délocalisation de l'industrialisation a induit un recul de l'enrichissement en Europe occidentale et aux Etats-Unis, et l'Afrique entre-temps a été délaissée quant à ses besoins de capitaux. Le continent s'est donc tourné vers le seul bailleur de fonds qui pouvait apporter de l'argent frais : la Chine.
TV5MONDE : Est ce le "New Deal" voulu par Emmanuel Macron est la solution pour relancer l'économie de l'Afrique ?
Chicot Éboué : En France, on n'a pas pris au sérieux l'ampleur des problèmes africains lors de ces dernières décennies. Cela fait un siècle que la France est présente en Afrique Noire et à Madagascar et il n'y a aucun pays émergent dans la zone d'influence économique de la France.
Au bout d'un siècle de présence anglaise, l'Ile Maurice est devenu un pays émergent, l'Afrique du Sud aussi et en allant trois siècles avant, l'Inde est devenu le grand pays émergent de la zone d'influence anglophone. C'est un indicateur radical de la faillite française en Afrique.
Par ailleurs, je pense que les droits de tirage spéciaux (NDLR : 34 milliards de dollars en droits de tirages spéciaux -des avoirs de réserve alloués par le FMI qui peuvent être échangés en contrepartie de liquidités ou d'espèces- seront en négociation lors du Sommet sur les économies africaines à Paris) ne vont pas être validés par les pays africains car ils seront adossés à un plan de contrôle de la dette. Actuellement, les pays africains ont surtout besoin de financements massifs à long terme pour construire une industrie. Et aujourd'hui ils sont convaincus que l'Occident ne les a pas aidés à la construire.
On ne peut pas demander à ces pays de ne pas s'endetter, ou peu, ou comme on le demande, en allant au FMI. Aujourd'hui les pays africains ont d'autres partenaires comme l'Indonésie ou la Turquie. Ils iront vers les pays émergents qui apporteront de l'argent frais et qui pourront construire des infrastructures.
TV5MONDE : Ce "New Deal" ne va-t-il pas alourdir la dette? Peut-on prévoir d'en annuler une partie?
Chicot Éboué : Le ratio d'endettement pour l'Afrique francophone varie autour de 44%. Pour toute l'Afrique, il va de 35 à 50%. Ce ne sont pas des niveaux d'endettement excessifs. Le traité de Maastricht conditionnait l'adhésion à l'euro à un ratio d'endettement qui ne dépassait pas 60%. Aujourd'hui, l'Allemagne est autour de 76% de ratio d'endettement public.
Et puis, pourquoi annuler cette dette? C'est aux pays concernés d'être en responsabilité et de payer leurs dettes. Ils se rendent sur le marché des capitaux et paient des intérêts fixes chaque année. C'est à eux de trouver dans leurs exportations notamment, une solution. La dette n'est pas à un niveau qui étrangle les pays. Il faut sortir de ce raisonnement manichéen.
Par ailleurs, les pays francophones n'ont même pas la garantie de leur monnaie car elle dépend toujours de la France. Des petits pays comme les Seychelles ou le Botswana possèdent leur monnaie depuis longtemps. Ils la gèrent et l'émettent tandis qu'on l'interdit à quatorze autres pays du continent.
TV5MONDE : Serait-ce le moment de rompre pour de bon avec le franc CFA?
Chicot Éboué : Il y a des réformes qui sont nécessaires. Emmanuel Macron a donné le signal en décembre 2019 à Abidjan. Il a fait voter à l'Assemblée une loi concrétisant la rupture entre le Trésor public et les pays de la zone de l'UEMOA (Union économique et monétaire ouest-africaine), il faut maintenant aller jusqu'au bout. La loi a été votée il y a plus d'un an et rien n'a été fait depuis. Pourquoi ne pas couper le cordon ombilical avec les 14 pays de la zone Franc ? La moitié de leur réserve monétaire est à la banque de France pour le compte du Trésor français. Il faut faire une réforme pour l'ensemble de la zone et non pour une partie.
La BCEAO (Banque centrale des États de l'Afrique de l'Ouest) et la BEAC (Banque des États de l'Afrique centrale) ont presque 50 ans d'existence et la France est toujours aux conseils d'administration des deux banques. Les billets sont émis à Chamalières et à Orléans. Combien de temps cela durera ? Au Ghana, la cédi a été considérée en 2019 comme l'une des meilleurs monnaies et a pris le plus de valeur parmi les monnaies du monde. C'est un pays voisin de la Côte d'Ivoire qui a une monnaie nationale et qui est très bien géré !
TV5MONDE : Au lieu d'un afflux d'aide internationale, est ce qu'on peut imaginer que la solution vienne de l'Afrique et d'une coopération entre pays africains ?
Chicot Éboué : Les Africains aimeraient bien proposer une solution régionale mais on ne les aide pas à le faire. La polarisation Europe-Afrique empêche les pays africains à penser des solutions régionales. Les institutions régionales ne sont pas suffisamment consolidées pour générer la confiance et la recherche de solutions régionales. Notamment car cela fait depuis longtemps que les pays riches tentent de mener les réformes à leurs places et constituent les seules personnes ressources dans les cabinets de conseil et d'audit par exemple.
Quand on est pauvre, on n'a pas d'épargne locale, donc il faut chercher à l'étranger. Ça ne veut pas dire qu'au niveau régional il ne se passe rien. Le Nouveau partenariat pour le développement de l'Afrique (NEPAD), un instrument de construction de l'économie africaine au niveau continental, avait vu le jour en 2001 et avait déjà prévu ce qu'il fallait faire en terme de plans de développement. On sait quoi faire, mais il n'est pas facile de dégager de l'épargne locale ou régionale pour financer tous les besoins de capitaux.