Fil d'Ariane
Moussa Dadis Camara, alors chef de la junte en Guinée, à Conakry le 9 mars 2009.
"Même évoquer le nom du stade du 28-Septembre me donne des vertiges", raconte Fatoumata Dramé. Il y a 13 ans, des soldats l'y ont enlevée et fait d'elle leur esclave sexuelle.
Fatoumata Dramé a aujourd’hui 55 ans. Mère de cinq enfants, elle fait partie des milliers de victimes des exactions perpétrées par des soldats, des policiers et des miliciens le 28 septembre 2009 dans et autour du stade, dans la banlieue de Conakry.
Elle compte au nombre des dizaines de femmes violées sur place ou dans le secret des casernes le jour même et les jours suivants.
Fatoumata Dramé relate que des soldats l'ont kidnappée aux abords du stade livré depuis deux heures au chaos et à la panique. Ils l'ont emmenée et séquestrée seule pendant deux semaines au cours desquelles quatre soldats ont assouvi leurs pulsions. Elle ressent encore le traumatisme de la porte qui s'ouvrait. "C’était infernal", souffle-t-elle.
Malgré des heurts sur le trajet, les témoins rapportent une atmosphère festive jusqu'à midi, quand des lacrymogènes ont été tirés de l'extérieur dans l'enceinte, précédant l'irruption de centaines de Bérets rouges de la garde présidentielle, de policiers et de miliciens.
Ils ont fermé les accès et ouvert le feu sans discrimination. Une fois les chargeurs vidés, ils ont continué au couteau, à la machette et à la baïonnette. Les témoins ont rapporté que des personnes avaient trouvé la mort en sautant des tribunes. D'autres ont été piétinées dans la bousculade.
Abdoulaye Barry, mécanicien de 47 ans et alors militant actif, se trouvait aux côtés de chefs de l'opposition, dont Cellou Dalein Diallo, qui devait être gravement blessé. Abdoulaye Barry a fait le mort parmi les morts pendant des heures. Il a vu "des choses horribles qu’un être humain ne peut pas imaginer, et à plus forte raison, commettre".
Les soldats reprochaient à leurs victimes leur participation à la manifestation et leur opposition au capitaine Camara, avant de les exécuter, ont rapporté les témoins.
"C’était comme dans une jungle", se souvient Mouctar Bah, correspondant de l'AFP et de RFI: "ça courait partout, les enfants, les jeunes sautaient par-dessus les murs tandis que les militaires leur tiraient dessus. Les plus chanceux parvenaient à s’échapper, même blessés, alors que d’autres retombaient du mauvais côté avant d’être achevés".
Lui et son confrère de la BBC, Amadou Diallo, ont été capturés par des soldats sur le point de les tuer quand deux gradés les ont reconnus et les ont sauvés in extremis.
Seul ou à plusieurs, les soldats ont violé les femmes, et en ont fini avec elles à l'arme à feu ou à l'arme blanche. Les défenseurs des droits estiment que nombre de rescapées ont tu leur calvaire par crainte de la stigmatisation.
Le jour même et les jours suivants, des dizaines de personnes ont été arrêtées et torturées. Ce jour-là et les suivants, 156 personnes ont été tuées et des milliers blessées avec une cruauté effrénée, au moins 109 femmes ont été violées, dit le rapport d'une commission d'enquête internationale mandatée par l'ONU, document publié trois mois après les faits.
Les chiffres réels sont probablement plus élevés.
Les instigateurs et les auteurs se sont employés à faire disparaître les traces, escamotant les cadavres au stade, dans les morgues et les hôpitaux pour les enterrer dans des fosses communes.
Les autorités ont commencé par contester la réalité des faits et reprocher à l'opposition d'avoir bravé l'interdiction de manifester. Devant l'immensité des crimes, la junte s'est retrouvée confrontée aux sanctions étrangères, à un examen des faits par la Cour pénale internationale et à une commission d'enquête internationale concluant à la commission probable de crimes contre l'humanité.
Des dizaines de milliers de personnes s'étaient rassemblées au stade pour démontrer la force de l'opposition et dissuader le chef de la junte d'alors de se présenter à la présidentielle en janvier 2010. Un coup d'Etat avait porté le capitaine Camara neuf mois auparavant à la tête de ce pays pauvre malgré des ressources naturelles considérables.
Le capitaine Camara a mis en cause des éléments incontrôlés. Mais la commission d'enquête internationale a conclu que les agissements de deux de ses collaborateurs présents au stade, les officiers Aboubacar Sidiki Diakité et Tiégboro Camara, également appelés à comparaître mercredi, pouvaient lui être "directement attribués". Elle lui impute une "responsabilité criminelle directe".
Le procès aura pour tâche d'établir les responsabilités du capitaine Camara et de ses dix co-accusés, dont plusieurs personnalités militaires et gouvernementales de l'époque. Certaines sont détenues depuis des années. "Dadis Camara a joué un rôle central dans le massacre du 28 septembre", soit en en donnant l'ordre, soit en y accordant son consentement, écrit l'organisation Human Rights Watch en 2009 après avoir mené son enquête.
L'ex-dictateur guinéen Moussa Dadis Camara et plusieurs coaccusés ont été envoyés en prison mardi avant d'être jugés à partir de mercredi, ont indiqué leurs avocats.
Le procureur a fait "embarquer nos six clients à la maison centrale (prison) où ils seront semble-t-il retenus jusqu'à la fin de la procédure", c'est-à-dire du procès, à la durée indéterminée, a déclaré un de ces avocats, Me Salifou Béavogui, à des journalistes devant le tribunal. L'avocat a contesté cette mesure en déclarant: "Très malheureusement, le procès commence par la violation des droits de la défense". Un certain nombre d'accusés étaient déjà détenus depuis des années.
Les victimes et les proches seront nombreux à se presser en ce mercredi, date anniversaire, devant un tribunal flambant neuf à peine achevé dans le centre de Conakry. Sauf contrordre de dernière minute, le procès historique du capitaine Camara et de dix autres anciens officiels s'y ouvrira, à quelques kilomètres des lieux.
Dans un pays dirigé pendant des décennies par des régimes autoritaires, les atermoiements du pouvoir et l'impunité érigée en "institution", selon la commission internationale, de forces de sécurité quasiment intouchables ont longtemps fait douter de la tenue de ce procès.
Jusqu'à ce que le chef actuel de la junte, le colonel Mamady Doumbouya, arrivé au pouvoir par un putsch en 2021 après 11 ans de pouvoir civil, demande en juillet que le procès ait lieu cette année avant la date anniversaire.
A la veille de l'ouverture du procès, le gouvernement guinéen a publié une vidéo mettant en avant cette volonté de justice.
La crainte d'un nouvel ajournement ne devrait être totalement dissipée que mercredi, mais l'espoir est là. "Cette année, ce ne sera pas seulement une commémoration, mais un procès", se réjouit Saran Cissé, qui se qualifie de "survivante du 28-Septembre".