Fil d'Ariane
Entretien. L'Afrique subsaharienne possède le taux de suicide le plus élevé au monde, avec 11 suicides pour 100 000 habitants, contre 9 sur 100 000 en moyenne au niveau mondial. Différents facteurs peuvent en partie expliquer ces chiffres, entre urbanité, ruralité et religion. Décryptage avec Ferdinand Ezembé, docteur en psychologie sociale.
En Afrique australe, le taux de suicide est supérieur à la moyenne mondiale. L'OMS Afrique lance une campagne de prévention pour tenter d'endiguer le phénomène.
TV5MONDE : Sur les dix pays ayant le plus fort taux de suicide, six sont en Afrique Australe. Que vous évoque ce chiffre ?
Ferdinand Ezembé, docteur en psychologie sociale : Je ne suis pas étonné. L’Afrique suit le cours normal de l’évolution des problématiques que l’on peut rencontrer dans le monde. Dans les milieux urbains, de plus en plus de personnes sont fragilisées. Les systèmes traditionnels de protection des individus sont faibles et donc les suicides et les pathologies augmentent. C’est normal qu’il y ait autant de suicides et ce n’est pas une nouveauté.
TV5MONDE : Y-a-t-il une différence entre les milieux urbains et ruraux en terme du nombre de suicides ?
Oui. Dans les milieux urbains se déroulent des crises de plus en plus importantes. Les individus sont seuls et font face à des difficultés mais il n’y a pas de structures capables de les protéger, de les écouter.
En ville, il existe notamment un type de personne qui a quitté le milieu rural pour répondre aux besoins de sa famille. Elle est en mission. Si elle ne trouve pas du travail, si elle ne parvient pas à répondre aux attentes énormes de la famille en terme de solidarité, de participation aux besoins, un sentiment énorme de honte se crée. Cette pression fait que les gens n’arrivent plus à tenir. Ce n’est cependant pas la principale cause de suicide. Le suicide est très souvent lié à l’échec amoureux, professionnel, à l’échec de la réalisation personnelle.
Suicide en Afrique : les chiffres de l'OMS
11 personnes sur 100 000 se donnent la mort chaque année dans la région Afrique selon l'Organisation Mondiale de la Santé. Un chiffre supérieur à la moyenne mondiale de 9 personnes sur 100 000. Il s’explique notamment par le manque de structure de soins et de personnes formées pour traiter les pathologies mentales, en hausse dans le monde et en Afrique. Sur le continent, on compte un psychiatre pour 500 000 personnes. Le chiffre est 100 fois inférieur aux recommandations de l’OMS.
Parmi les 10 pays les plus touchés par le suicide, six sont africains : Lesotho, Swaziland, Zimbabwe, Afrique du Sud, Mozambique, Centrafrique. Les méthodes les plus utilisées sont la pendaison et l’intoxication par pesticides.
TV5MONDE : Et en milieu rural, les gens ne sont-ils pas isolés également ?
Ferdinand Ezembé : Le système communautaire fait qu’en milieu rural les individus sont protégés, ils trouvent des réponses par rapport à leurs difficultés sociales et psychologiques. Il y a aussi l’univers religieux qui les protège. Quand ils ont des problématiques, ils trouvent des réponses auprès de la communauté.
TV5MONDE : L’urbanisation peut-elle expliquer la différence dans le nombre de suicide plus faible en Afrique de l’Ouest par rapport à l’Afrique australe ?
Ferdinand Ezembé : L’Afrique de l’Ouest est moins urbanisée que l’Afrique du Sud. Dans des très grandes villes urbanisées, le tissu social n’est plus le même qu’en Afrique de l’Ouest où c’est encore assez rural. Les individus y sont moins abandonnés à eux-mêmes que dans les très grandes villes d’Afrique du Sud. Les relations familiales sont aussi plus faciles à gérer que dans les grands centres urbains.
Les religions sont un facteur de protection. Les gens se rassemblent dans des communautés, ils y sont protégés et y partagent leurs difficultés. Psychologiquement, il leur est dit que Dieu pourvoira à leurs difficultés.
Quand les gens sont dans le désespoir, cela veut dire que la religion ne peut plus apporter une solution et ils se suicident. Mais il est prouvé, même en Occident, dans des milieux où il y a une croyance, que croire est un facteur de résilience. Cela peut vous aider à supporter les difficultés. Quand vous êtes dans un état d’esprit nihiliste, la mort arrive alors comme ultime solution pour se délivrer de la souffrance.
TV5MONDE : Le suicide est-il vu différemment en Afrique qu’en Occident ?
Ferdinand Ezembé : En Afrique, le suicide est vu comme un acte anti-social qui couvre la famille de honte.
Certains vont donc enterrer la personne très rapidement pour que ça ne puisse pas déteindre sur l’honorabilité de la famille. C’est aussi pour cela qu’on ne peut pas avoir de statistiques précises sur le suicide.
D’autre part, il est aussi admis qu’il y a une bonne mort et une mauvaise mort. La bonne mort est la mort normale, où les personnes ont rempli leur rôle sur Terre. Elles peuvent partir calmement rejoindre leurs ancêtres.
De l’autre côté, il y a la mauvaise mort. Celle qui n’est pas prévue, qui ne rentre pas dans ce que la société attend. La personne n’a pas rempli sa mission par rapport aux traditions. C’est une mort qui va couvrir la famille de honte, car elle n’aura pas su protéger un de ses membres. S’il y a un fou dans une famille, on estime aussi que son entourage n’aura pas rempli sa mission de protection. Le suicide est un échec semblable et transgénérationnel. Il sera de notoriété publique que la famille en question n’est pas une bonne famille, car un de ses membres s’est suicidé.
TV5MONDE : En Afrique, il existe un seul psychiatre pour 500 000 habitants. Les États africains consacreraient également moins de 50 centimes à la santé mentale de leurs citoyens, ce qui est en dessous des 2 dollars recommandés par l’OMS…
Ferdinand Ezembé : Il y a peu de psychologues, peu d’assistants sociaux, peu de médiateurs. Au départ, nous pensions que le besoin ne se trouvait qu’en Occident. Mais il y a un besoin en Afrique. Ceci dit, il y a des imams et des prêtres, mais ce ne sont pas des psychologues. La maladie mentale est une spécificité qui nécessite des psychologues et psychiatres formés.
Il y a aussi une dimension génétique dans les taux de suicide, avec des familles qui sont déjà fragilisées à la base et finalement ce n’est pas l’imam ou le prêtre qui va soigner.
Ferdinand Ezembé, Docteur en psychologie sociale
TV5MONDE : Les suicides dans le monde concernent en majorité les 15-24 ans. Comment comprendre ce chiffre pour l’Afrique ?
Ferdinand Ezembé : J’ai fait beaucoup d’ateliers, notamment au Sénégal, au Cameroun ou au Mali, pour former les psychologues sur les problématiques liées à l’adolescence. C’est une problématique très nouvelle pour les travailleurs sociaux en Afrique. La phase psychologique que l’on appelle la crise d’adolescence n’avait pas été identifiée en tant que telle dans les sociétés avec des rituels initiatiques où l’on passait de l’enfance à l’âge adulte. Nous passons maintenant à l’âge de l’adolescence où l’enfant est un adulte en devenir, il veut des réponses précises.
Mais la société n’a pas toujours des réponses à leur donner. Ces adolescents veulent être des individus, se posent de nombreuses questions, remettent en question ce qu’on leur dit, reçoivent des valeurs contradictoires. On ne sait pas qu’à l’adolescence, on découvre par exemple sa sexualité. À toutes ces questions est opposé un « ça ne te regarde pas ».
Les garçons découvrent aussi leur liberté dans des sociétés où il ne faut pas poser de questions, où il faut agir comme des adultes, en mimétisme. Même en Occident, ces questions ne sont pas résolues. Mais en Afrique, le phénomène est vraiment nouveau : la prise en charge d’adolescents dans une société qui avant ne gérait que des enfants, qui suite aux rituels initiatiques, devenaient des adultes. La phase critique où l’on est ni adulte ni enfant n’existait pas. C’est toujours très compliqué à comprendre pour les travailleurs sociaux et les familles africaines.
TV5MONDE : Quelles sont les solutions selon vous, pour prévenir le suicide sur le continent ?
Ferdinand Ezembé : L’aspect financier est important. Il faut des campagnes de prévention, multiplier les groupes de paroles et les lieux d’écoutes et de prises en charge, qui ne coûtent pas trop chers. Il faut également former les enseignants sur l’adolescence. La difficulté, c’est que les gens n’ont pas beaucoup de lieux où ils sont écoutés sans être jugés.