« Les vies de ces héros d’Afrique doivent faire partie de nos vies de citoyens libres […] » avait martelé le chef de l’Etat français, en évoquant la mémoire des tirailleurs sénégalais en août dernier. C'est ce qu'entreprend Julien Masson avec la réédition d’un livre de photographies, Mémoires en marche. Sur les traces des tirailleurs sénégalais (éditions Les Pas Sages). Et puis, il y a un très émouvant documentaire éponyme, qui retrace la quête exemplaire de l’auteur et photographe tout en contribuant à réparer les injustices subies par les anciens soldats des troupes coloniales françaises.
Ces deux publications s’inscrivent dans une démarche citoyenne du photographe et documentariste Julien Masson. De ses rencontres avec quelques-uns des derniers tirailleurs sénégalais, il a en effet tiré « un projet pédagogique, en collaboration avec une équipe d’enseignants du collège d’Ugine, en Savoie, une exposition, un livre photographique, un reportage dans la revue « Vies de Quetzal », une émission de radio et un web-documentaire en collaboration avec Radio France Internationale / France Média Monde. »
L’histoire et la trajectoire de Julien Masson semblent en effet le destiner à une aventure comme celle qu’il a vécue avec les tirailleurs sénégalais. Son grand-père avait été gazé durant la Seconde Guerre mondiale. « J’ai grandi en lui posant des questions sur ses souvenirs douloureux, écrit-il. Je voulais comprendre la guerre des anonymes comme lui. A dix-sept ans, il avait vécu ce qu’aucun homme ne devrait vivre. » Et comme s’il inscrivait ses pas dans ceux de son grand-père, c’est justement à dix-sept ans que Julien Masson quitte le lycée et décide de s’installer au Bénin, au cœur de l’Afrique de l’ouest, où il est immédiatement adopté par une famille togolaise, qui vivait dans un quartier populaire de Cotonou.
A partir de ce port d’attache, il sillonne l’Afrique, comme pour poursuivre son éducation, mais au contact des réalités quotidiennes. Un jour, il apprend l’existence d’anciens combattants africains qui se sont battus pendant la Seconde Guerre mondiale. Curieux, il décide d’en savoir davantage sur cette page d’Histoire, dont il n’avait jamais entendu parler jusque-là.
Très vite, il constate que celle-ci reste, encore aujourd’hui, très largement méconnue. Or, précise Julien Masson, « le temps passe et précipite l’effacement de la mémoire. » Et il s’interroge : « Qui repensera aux destins de ces milliers d’anonymes qui quittèrent leur famille, leur foyer, leur terre pour éradiquer le fascisme en Europe. » Et il ajoute : « J’ai du mal à accepter que cette mémoire s’efface. Ma décision était prise : j’irai à leur rencontre, au Sénégal. »
Julien Masson arrive donc à Dakar, au Sénégal, en 2014. Outre la découverte d’un nouvel environnement, il s’attache d’abord à gagner le respect des anciens combattants. « Je rencontre d’abord Issa Cissé, écrit-il. Son regard ne me quitte plus. Ses yeux bleus perçants forcent mes hésitations : je ne peux pas laisser ce visage et ce nom disparaître de la mémoire collective. Ce charismatique chef du quartier HLM5, âgé de 93 ans, vit avec ses deux femmes et ses nombreux petits-enfants. Il me dit un jour : Tu sais mon fils, j’ai fait ce que j’avais à faire, maintenant, j’attends la mort. »
Cette humilité devant leur rôle durant la Seconde Guerre mondiale, parfois décisif comme lors du débarquement de Provence en 1944, nombre de tirailleurs sénégalais la partagent. Pourtant, même lorsqu’ils étaient des engagés volontaires, la vie au régiment n’avait rien d’une partie de plaisir.
Dans le film, c’est ce dont témoigne Alioune Fall. Engagé volontaire en décembre 1941, à Dakar, à tout juste vingt ans, ses camarades et lui se sont retrouvés sous les drapeaux torses nus, sans vêtements adéquats pour de futurs soldats. Pis, ils n’étaient absolument pas bien nourris. Ils n’avaient pas de petit déjeuner, et en guise de repas, ils avaient droit à un quart de gobelet de bouillie de maïs.
Une fois devenu tirailleur, Alioune Fall découvre également le racisme. Au sein des troupes coloniales françaises, blancs et noirs n’étaient pas traités de la même façon. Avec une colère contenue, il se souvient des subterfuges qu’imaginaient leurs chefs blancs pour les humilier le dimanche, lorsqu’ils stationnaient dans les garnisons du sud de la France.
Originaire de la région de Thiès, dans l’ouest du Sénégal, Ndiogou Dieye est incorporé de force de 1940 à 1945, dans le 7ème Régiment de Tirailleurs Sénégalais. « On ne demande pas ton avis, se souvient-il. On vient voir ton père, et on lui dit : ton fils, à partir de telle date, on va lui faire signer un acte pour devenir militaire. On va l’engager de force. »
Autre souvenir douloureux, les massacres de Thiaroye, près de Dakar, le 1er décembre 1944. Ce jour-là, des tirailleurs sénégalais, tout juste revenus de France, où ils avaient combattu pour la France, et où leur solde leur avait été promise, une fois de retour au pays, réclament leur dû à des autorités militaires et coloniales qui, non seulement vont le leur refuser, mais en plus, vont leur tirer dessus à balles réelles. Bilan officiel: 35 morts.
En réalité, les victimes se comptent par centaines. « Pour l’histoire de 1944, raconte Ndiogou Dieye, moi personnellement je me trouvais à Beyrouth. Mais pour moi, c’est une grande honte pour la France. » Les injustices, les tirailleurs sénégalais, comme l’ensemble des soldats coloniaux, en ont subi de nombreuses, dès la Grande Guerre, au cours de laquelle l’égalité des droits leur avait été promise, en échange du sang versé. Il n’en fut jamais rien.
Le 30 novembre 2014, lors des commémorations des massacres de Thiaroye, en présence du président français d’alors, François Hollande, Julien Masson est présent.
« François Hollande rend hommage aux victimes et remet symboliquement une copie des archives militaires françaises au président sénégalais Macky Sall écrit-t-il […] Il aura fallu attendre soixante-dix ans pour que la France reconnaisse sa responsabilité dans ces événements tragiques. »
Autre exemple d’injustice, la question des pensions. Après la Seconde Guerre mondiale, les guerres d’Indochine et d’Algérie, les soldes, pensions et autres arriérés de salaires deviennent un important sujet de discorde entre la France et ces anciens combattants.
Non seulement les pensions versées aux soldats des troupes coloniales sont très inférieures à celles de leurs frères d’armes blancs, mais en plus, elles sont cristallisées, c’est-à-dire gelées, en 1959.
Il faudra attendre 2006 pour que ces pensions soient décristallisées, puis revalorisées, cinq ans plus tard. En revanche, les arriérés n’ont jamais été versés. « Lorsque l’indexation de la pension sur le coût de la vie du pays d’origine justifie la disparité, écrit Julien Masson, les anciens tirailleurs s’offusquent et s’interrogent : « La vie a-t-elle un prix ? » Ils me rappellent que sur le champ de bataille, la balle de l’ennemi ne distinguait pas le blanc du noir. »