Fil d'Ariane
Tatiana Smirnova : Les relations entre l’URSS et les pays du continent africain étaient dominées, certes, par une certaine logique géopolitique de guerre froide, mais pas uniquement. Avec les indépendances, l’URSS a noué des partenariats très étroits et très forts avec les pays qui ont voulu rompre avec les anciens pays colonisateurs. Par exemple, en Afrique de l’Ouest, ce fut notamment le cas de la Guinée d'Ahmed Sékou Touré (président de la Guinée de 1960 à 1984 en rupture avec la France, ndlr), du Ghana de Kwame Nkrumah (président du Ghana panafricaniste de 1960 à 1966) et du Mali sous la présidence de Modibo Keïta (1960-1968). Pour l’Afrique de l’Est, nous pourrions citer l’alliance avec l’Éthiopie de Mengistu (chef d'État de l'Éthiopie de 1977 à 1991).
Les relations entre l’URSS et les pays du continent africain étaient dominées, certes, par une certaine logique géopolitique de guerre froide, mais pas uniquement.
Tatiana Smirnova, chercheuse post-doctorante au Centre FrancoPaix de l’Université de Québec à Montréal
Par ailleurs, l’URSS renforçait son image d’une puissance anti-impérialiste en accordant un soutien militaire remarquable aux mouvements de libération nationale dans les colonies portugaises comme en Angola et en Mozambique. Entre 1960 et 1990, l’URSS a construit un impressionnant système de centres de formation et même d’académies – surtout à l’intérieur du pays – pour la formation militaire, préparant les officiers, mais aussi des combattants de base à la guérilla.
Ainsi, si on peut dire que la politique de l’URSS en Afrique se définissait, entre autre, par la course aux armements dans le cadre de la guerre froide, il serait erroné d’interpréter des conflits qui se sont développés sur le continent en Afrique à travers un prisme des « proxy wars » (des guerres par procuration, indirectes, ndlr). Tout comme aujourd’hui, à cette époque-là, les dirigeants jouaient plus ou moins la carte des blocs opposés, en fonction des opportunités du moment : le choix du camps de l’URSS par un pays ne signifiait pas nécessairement la rupture des liens militaires et économiques avec les anciennes métropoles.
Tatiana Smirnova : Si la coopération militaire était très développée, notamment avec des pays comme, l’Angola, la Somalie, l’Éthiopie, le Congo, la Guinée, le Mozambique, l’Algérie, l’Égypte, la Lybie et le Mali – il faut absolument souligner le fait que l’aide au développement était un volet très important dans les relations entre les pays du continent africain et l’URSS.
En effet, les pays qui venaient d’accéder à l’indépendance n’étaient pas tous au même niveau de développement économique, mais tous avaient des besoins communs qui s’inscrivaient dans les nécessités de la construction des États-Nations. Il fallait donc former des cadres et se développer économiquement très rapidement.
L’URSS projetait une image d’un pays qui a réussi en très peu de temps à se développer et à se moderniser d’une manière impressionnante, avec des figures mythiques comme Youri Gagarine ou par la recherche scientifique, avec l’exemple emblématique sur la recherche en matière d'énergie solaire.
Pour consolider les indépendances, il fallait donc développer les ressources humaines. La coopération en matière de formation avec les pays africains était ainsi un volet très important à la fois pour l’Afrique et pour l’URSS qui espérait, au moins au départ, de gagner ainsi les « coeurs et les esprits » en se mettant en compétition avec les anciens pays colonisateurs qui offraient egalement des formations.
L’URSS projetait une image d’un pays qui a réussi en très peu de temps à se développer et à se moderniser d’une manière impressionnante.
Tatiana Smirnova, chercheuse post-doctorante au Centre FrancoPaix de l’Université de Québec à Montréal.
L’URSS a formé ainsi des milliers de spécialistes dans différents domaines : des médecins, des ingénieurs civils, des électriciens, des géologues, des ingénieurs en matière d’agriculture etc. L’URSS a également construit des établissements d’enseignement comme en Guinée l’Institut polytechnique, ou au Mali une école pour la formation du personnel médical, un centre d’éducation agricole et une École d’Administration à Bamako qui formait chaque année environ 250 étudiants employés par la suite dans la fonction publique de l’État malien.
Pour le Niger, qui n’était d’ailleurs pas un pays d’orientation socialiste, il faut absolument citer le cas d’une figure emblématique. Abdou Moumouni Dioffo, membre-fondateur du Parti Africain de l’Indépendance (PAI), a été le premier agrégé africain en sciences physiques, professeur, et directeur de l’Office National de l’Énergie Solaire. Pour se spécialiser en énergie solaire, il a fait ses études en URSS.
Un autre volet de coopération, peut-être minoritaire mais intéressant, était le soutien que l’URSS accordait aux mouvements des femmes. En effet, l’image d’une femme émancipée par le travail salarié était attractive et plusieurs organisations des femmes en Afrique ont bénéficié d’appuis de l’URSS pour se former.
TV5MONDE : Comment pouvez-vous caractériser la politique d’influence soviétique sur le continent africain ? Sur quels instruments s’appuyait-elle et avec quels résultats ?
Tatiana Smirnova : L'URSS avait développé plusieurs instruments d’influence : l'envoi d'étudiants en URSS, de spécialistes soviétiques en Afrique, des voyages et des soins offerts aux personnalités et dirigeants de différents mouvements/organisations syndicales identifiés comme influents, de la distribution de littérature marxiste-léniniste sur le continent (dans les ambassades, les différentes expositions). Il y avait même une radio (La Voix de la Russie) qui diffusait en 8 langues africaines.
Les liens d’amitiés noués pendant le séjour des spécialistes soviétiques en Afrique, comme les liens noués par les Africains pendant leur séjour en URSS – ont tous laissé les traces.
Tatiana Smirnova, chercheuse post-doctorante au Centre FrancoPaix de l’Université de Québec à Montréal.
L'Union soviétique tentait toujours de souligner le contraste entre ses propres engagements idéologiques à l'antiracisme et à la décolonisation, avec l'histoire du racisme et du colonialisme occidentaux. La critique soviétique du colonialisme et du racisme nord-américain, marquée par l’absence des colonies de l’URSS – était l’un des arguments de la propagande.
TV5MONDE : Est-ce qu’on peut parler d’un échec de la propagande soviétique ?
Tatiana Smirnova : Il est difficile de mesurer précisément l’ampleur et les effets directs de ces différents instruments d’influence. Les régimes socialistes n’ont pas survécu dans la majorité des cas – à partir de cette perspective l’on pourrait en effet parler d’une certaine manière d’un échec. Mais ce qui est plus important ici, c’est que l’URSS a laissé une empreinte très importante dans l’imaginaire collectif – si on peut le dire ainsi – en Afrique.
C'est un imaginaire d’une forte puissance qui a su se positionner en tant qu’alternative à la fois sur le plan géopolitique et sur le plan du développement économique. Les liens d’amitiés noués pendant le séjour des spécialistes soviétiques en Afrique, comme les liens noués par les Africains pendant leur séjour en URSS – ont tous laissé des traces. Dans la construction de ces relations avec l’Afrique, la Russie d’aujourd’hui puise sans aucun doute dans cet héritage soviétique, même si la coopération s’appuie surtout sur des volets économiques et pragmatiques.
TV5MONDE : Comment a été perçue la fin de l'expérience socialiste dans les États africains qui étaient dans le camp soviétique ?
Tatiana Smirnova : Globalement il y a eu beaucoup d'amertume. Mais je pense que les bouleversements de la fin des années 1980 – début des années 1990 sur le continent africain, le changement des régimes politiques étaient quelque chose de plus préoccupant pour les dirigeants. La fin de certains accords de coopération avec l’URSS a été également source de déception.
TV5MONDE : Est-ce que Poutine joue sur une ancienne proximité culturelle et affective que ces pays avaient avec l’URSS ?
Tatiana Smirnova : Paradoxalement, oui et non. Les partenaires économiques les plus importants de la Russie d’aujourd’hui sont l’Égypte et l’Algérie (coopération militaire et dans un domaine de l'agriculture). Même si l’URSS avait des liens forts avec ces pays, ils n’étaient pas ses partenaires privilégiés à l’époque. La coopération d’aujourd’hui se construit sur un volet surtout pragmatique. Avec la fin de l’URSS, le tournant c’était aussi les modalités de coopération : avant il s'agissait d'une coopération centralisée et bien institutionnalisée, aujourd’hui elle passe surtout par les compagnies privées.
C’est aussi la raison pour laquelle on commettrait une erreur de penser que la politique de la Russie en Afrique aujourd’hui est bien orchestrée et coordonnée exclusivement par le Kremlin. D’ailleurs, tout comme à l’époque soviétique (mais pour des raisons différentes), il y existe une pluralité de positions et visions sur les «manières de faire». Ceci s’explique aujourd’hui par la décentralisation de la coopération et par les intérêts différents des uns et des autres qui s’y investissent.
Les grandes dates de l'URSS en Afrique
1960 : année des indépendances. Des pays rejoignent le bloc de l'URSS comme la Guinée d'Ahmed Sékou Touré qui instaure un parti unique dans son pays. D'autres pays francophones signent des accords de coopération.
1965 : Cuba envoie des soldats en RDC pour déstabiliser le régime de Mobutu.
1975-1985. L'URSS mène une politique offensive et envoit des soldats cubains sur plusieurs fronts africains en Angola, au Mozambique ou en Éthiopie. Des régimes socialistes voient le jour comme en Éthiopie. Le pays connaîtra trois guerres et des famines.
1991 : fin de l'URSS et fin des régimes socialistes en Afrique.