Tunisie : “abandonner le pouvoir est une bonne chose pour nous“
Rencontre avec Abdelfattah Mourou, cofondateur avec Rached Ghannouchi du parti islamiste Ennahda. Le parti dirige le gouvernement tunisien depuis deux ans. Il s’est engagé à quitter le pouvoir d’ici trois semaines.
Abdelfattah Mourou nous reçoit dans sa villa cossue de la Marsa, non loin de Tunis. Il y vit avec toute sa famille. Son cadre familial est très éloigné des clichés véhiculés sur les islamistes. Ainsi, dans la rue, c’est sa fille qui vient à notre rencontre pour nous conduire chez son père. Elle ne porte pas le voile. Jeune chef d’entreprise, elle vient de créer un fonds de placement en finance islamique. Au moins trois gardes du corps surveillent la villa. Mourou nous reçoit dans son salon. Le ton est cordial mais ferme. Il est vêtu de son vêtement traditionnel. Il revient sur cette expérience du pouvoir. Sans concession. Entretien exclusif.
Ennahda a dirigé le gouvernement pendant près de deux ans. Cette expérience est perçue de manière très négative par une majorité de Tunisiens. Comment expliquez vous cet échec ? Nous sommes sans doute arrivés trop tôt aux affaires, dans un contexte économique et sociale très difficile. Nous n’avions aucune expérience du pouvoir. Moi-même, Rached Ghannouchi et certains cadres du mouvement étions dans l’opposition et la clandestinité depuis plus de 40 ans. J’ai été enfermé sous Bourguiba (NDLR/ président de la Tunisie de 1957 à 1987). J’ai été torturé sous Ben Ali. Il faut savoir comment faire fonctionner, un état, un pays. Nous n’avons pas réussi à dompter la machine administrative. Dès son arrivée au pouvoir, le mouvement a commis des erreurs qui ont donné du grain à moudre à nos ennemis pour qui nous restions illégitimes malgré notre succès électoral (NDLR : aux élections de l’assemblée constituante, Ennahda est devenu le premier parti politique du pays avec près de 40% des voix). Une culture démocratique ne s’apprend pas du jour au lendemain. Le seul objectif de tous les partis a été de conserver ou de conquérir le pouvoir, sans chercher à redresser la situation économique du pays. Nos adversaires ont refusé de nous parler. Nous nous sommes aussi enfermés dans cette logique d’affrontement. Cette situation de blocage nous a été fatale. Le pourrissement de la situation a bien entendu favorisé l’opposition. Notre fonctionnement interne, en outre, ressemblait plus à celui d’une confrérie religieuse qu’à un véritable parti politique capable d’articuler un programme cohérent servi par une communication politique moderne. Il y avait une part d’amateurisme politique. Le discours du parti était trop empreint de religiosité. Les Tunisiens attendaient autre chose.
L'assemblée constituante tunisienne (photo AFP)
Ennahda a vocation à devenir un parti politique civil dans un régime démocratique civil. Certains responsables de notre mouvement n’ont pas compris que chaque acte et chaque parole étaient scrutés, analysés et jugés par l’opinion publique du pays. Rached Ghannouchi n’a pas intégré cette donnée lorsqu’il a reçu ces jeunes salafistes (NDLR : en octobre 2012, le leader du parti islamique avait reçu des islamistes, leur demandant de patienter). Il a bien sur réaffirmé qu’ils étaient et restaient des enfants de la Tunisie. Il n’aurait pas du dire qu’il suivait leurs principes ou leurs valeurs. Cela a été perçu à juste titre comme une grave dérive idéologique du parti. Cette rencontre a été catastrophique pour la perception de notre mouvement. Je connais Rached Ghannouchi. Son autorité était contestée au sein du parti, victime de luttes internes. Il a voulu faire un coup politique en essayant de trouver des alliés en dehors du parti. Ce fut une très grave erreur. Il a brouillé l’image de notre parti. Vos adversaires ne parlent pas d’erreur de communication. Ils vous accusent d’être surtout dans le double discours, de manière assez comparable aux frères musulmans. Ennahda chercherait à islamiser la société tunisienne et aurait un agenda caché, dans ce sens. Par exemple, le leadership de Ennahda ne cesse de réaffirmer qu’il ne touchera pas au code du statut personnel de 1956 mais il souhaite en même temps dans ces discours la levée de l’interdiction de la polygamie (NDLR : le code du statut interdit la polygamie, instaure le divorce et n’autorise le mariage que sous consentement mutuel des époux). Les journalistes accusent le gouvernement d’Ennahda d’utiliser le code pénal de Ben Ali,toujours en vigueur, pour bâillonner par harcèlement judicaire la liberté d’expression. Nous ne sommes pas les frères musulmans. Je ne revendique aucune filiation avec ce mouvement ! Nous ne pratiquons pas de double discours. Je demande que l’on nous juge sur nos actes. On nous accuse d’avoir fait trainer l’écriture de la constitution du pays. Plus de 95% des articles ont été rédigé ! Nous n’avons jamais remis en cause le code du statut et les libertés des femmes. Nous n’avons pas levé l’interdiction de la polygamie. On nous reproche d’avoir voulu inscrire le fait que l’islam est la principale religion du pays. Cette déclaration existe déjà dans le préambule de la constitution de Bourguiba. On nous accuse de jeter en prison des journalistes. A mon humble avis, les journalistes ne sont pas au dessus des lois ! Ce sont des citoyens comme les autres. La diffamation est un acte répréhensible. Il y a eu des poursuites mais aujourd’hui quel journaliste est en prison ? Aucun, à ma connaissance. Zied el Heni a été libéré (NDLR/ le journaliste Zied El Heni a été incarcéré pendant près de trois jours pour avoir accusé le parquet d’avoir fabriqué des preuves impliquant un caméraman dans une affaire de jets d’oeufs contre le ministre de la culture du gouvernement Ennahda). Nous n’avons jamais remis en cause la liberté de la presse ni la liberté d’expression. Comment voyez vous l’avenir du mouvement ? Comment peut se définir l’islam politique en Tunisie ? Abandonner le pouvoir est finalement une bonne chose pour nous. Nous manquions de maturité politique et nous ne pouvions plus gouverner dans l’état des choses. Comment peut on redresser la situation économique du pays, lorsque l’UGTT, le principal syndicat du pays lance plus de trente trois milles arrêts de travail dans l’économie du pays pour une seule année ? Le peuple au lieu de blâmer le gouvernement doit se demander aussi s'il n’a pas sa part de responsabilité dans l’état actuel du pays.
UGTT, principale centrale syndicale de Tunisie
Les employés civils chargés de nettoyer se sont mis en grève. Nous les avons augmentés. Est ce que les rues de Tunis sont aujourd’hui plus propres ? Je ne pense pas. L’opposition, l’UGTT, au lieu de nous voir comme un corps étranger à la Tunisie, un ennemi à abattre, doit maintenant prendre ses responsabilités. Pour notre part nous devons réaffirmer ce qu’est vraiment Ennahda. Nous sommes un mouvement politique qui s’inscrit dans la démocratie. Nous ne recherchons pas l’établissement d’une théocratie. Nous sommes en terre d’Islam l’équivalent de ce que sont les parti démocrates-chrétiens en Europe. Nous sommes simplement attachés à ce qui constitue l’héritage arabo-islamique de la Tunisie. Cet héritage a été trop longtemps nié. Nous estimons que chacun a le droit d’être libre et de pratiquer sa religion librement comme il l’entend. Notre parti doit se moderniser. Rached Ghannouchi et moi même devons sans doute passer la main à des jeunes qui appréhendent bien mieux la société tunisienne que nous mêmes.