Fil d'Ariane
TV5MONDE : Quels éléments ont été réunis pour expliquer la prise de décision de Kaïs Saïed de limoger le premier ministre et plusieurs ministres, de geler le Parlement et s'octroyer les pleins pouvoirs ?
Déborah Perez-Galan, doctorante en sciences politique à Sciences-Po Aix et à l'ENS, spécialiste de la Tunisie : Cette décision arrive au terme d'un processus. La Tunisie est depuis plusieurs mois embourbée dans une crise sociale, politique et sanitaire. Sanitaire avec le Covid qui a explosé et qui entraine 150 à 200 morts par jour. Les hôpitaux sont dans une situation catastrophique alors que l’accès à la santé était l’un des pilliers du pays.
Cette crise sanitaire est couplée d'une crise sociale et économique avec la question du chômage et de l'endettement. Ce sujet pèse de plus en plus et paralyse tous les débats politiques puisque tout tourne autour de la capacité d'endettement du pays. La dette monte désormais à 100% du PIB et les agences de notation ont encore baissé récemment la note de la tunisie qui n'est plus qu'à un seul gradient avant le défaut de paiement.
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Enfin, la crise politique, et sans doute celle-là plus que les deux autres, a conduit Kaïs Saïed à prendre cette décision. Depuis janvier, cinq ministres sont intérimaires et l’instabilité ministérielle limite l’action du gouvernement. Cette situation provient des élections législatives de 2019 qui avaient très peu mobilisé, contrairement à la présidentielle où il y avait eu une forte mobilisation et un réel plébiscite autour de Kaïs Saïed.
La chambre issue des urnes était introuvable, formée de partis peinant à construire des majorités stables. Depuis plusieurs mois, ces partis font l'objet de violentes critiques de la part de la population. On voit aussi au Parlement des scènes ubuesques, de violences, d'invectives, où des députés se font même gifler. Tout ça vient nourrir l'anti-parlementarisme dans le pays.
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TV5MONDE : Le parti Ennahda, principal parti d'opposition, a-t-il perdu en popularité?
Déborah Perez-Galan : Le 25 juillet, jour de la fête de la république tunisienne et jour de l'annonce de Kaïs Saïed, de nombreuses manifestations dirigées contre Ennahda ont eu lieu dans le pays. Depuis 2011, les membres de ce parti étaient auréolés de leur expérience dans l'opposition de Ben Ali avec une partie d'entre eux qui est allée en prison ou s'était exilée. Aujourd'hui, cela fait 10 ans que Ennahdha fait partie de toutes les coalitions gouvernementales. Ils sont accusés par la population d'être à l'origine de la paralysie des institutions, de conflits d’intérêts et de malversation. Cela s'est d’ailleurs accentué depuis que Rached Ghannouchi est devenu président du Parlement.
On a aussi été témoins de situation "deux poids deux mesures" avec des manifestations pro-Ennahda autorisées à quelques jours du confinement national. Tout cela a énormément crispé la population. Ennahdha est devenu le symbole de cette classe politique affairiste, qui ne parvient pas ni à gérer le pays ni à mettre en place des gouvernements stables. La décision de Kaïs Saïed de geler le Parlement, même si elle est anticonstitutionnelle, a suscité une liesse importante de la part de la population.
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TV5MONDE : En quoi la décision de Kaïs Saïed ne respecte pas la Constitution?
Déborah Perez-Galan : Elle est loin de remplir les conditions de l'article 80 qui est l'équivalent de notre article 16 en France, qui prévoit des pouvoirs exceptionnels au président de la République dans le cadre d'un péril imminent menaçant l'intégrité de la nation. Normalement, dans le cadre de cet article 80, les pouvoirs exceptionnels du président sont encadrés par la Cour Constitutionnelle, et par le fait qu'il doit se concerter avec le président de l'Assemblée et le président de la Cour Constitutionnelle.
Or aujourd'hui, en Tunisie, il n'y a toujours pas de Cour Constitutionnelle. Elle aurait du être formée immédiatement après l'adoption de la Constitution en 2014. Force est de constater que les membres n'ont toujours pas été nommés par les majorités successives dont Ennahdha faisait partie, et cette situation se retourne aujourd’hui contre le mouvement islamiste Il n'y a donc aucune instance supérieure qui peut juger de la constitutionnalité des lois et des décisions prises par Kaïs Saïed à l'heure actuelle.
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C'est aussi sans l'accord du président de l'Assemblée que Kaïs Saïed a décidé de geler le travail du Parlement. Il a donc confisqué tous les pouvoirs avec le soutien d'une partie de la population, en s'appuyant sur l'armée et la police. Aujourd'hui, tout repose sur la volonté d'un seul homme.
TV5MONDE : Cette obtention des pleins pouvoirs de la part du chef de l'Etat était-elle prévisible ?
Déborah Perez-Galan : L'annonce de légifération par décrets-lois répond à une dynamique de déparlementarisation. Cette option a été envisagée à plusieurs reprises au cours des dernières années. Elle a notamment été agitée comme une menace par Essebsi fin 2015.
Le recours à l'article 80 est un scénario envisagé depuis que Kaïs Saïed est président. Il a déjà accru les compétences de la présidence de la République, bien qu'en Tunisie il s'agisse d'un régime mixte, à la fois parlementaire et avec un Premier ministre.
Au moment de l'écriture de la Constitution en 2014, Kaïs Saïed était déjà très critique du système parlementaire. Il ne s'en est jamais caché. Pendant sa campagne électorale en 2019, il était extrêmement véhément contre les partis politiques et le parlementarisme. Là, il infléchit la balance en allant dans une concentration des pouvoirs autour de sa personne. Sa décision est aussi, en quelque sorte l'aboutissement de sa trajectoire personnelle.
TV5MONDE : Est-ce une situation inédite pour la Tunisie?
Déborah Perez-Galan : Le gel des travaux du Parlement rappelle la situation de crise de l'été 2013 : Un des députés d'extrême-gauche de Sidi Bouzid, berceau de la révolution, s'était fait assassiner devant sa porte le jour de la fête nationale en 2013. À la suite de cela, les députés de l'opposition s'étaient retirés du Parlement et Ben Jaafar, alors président de l’Assemblée constituante, avait pris la décision de geler les travaux du Parlement, le temps que les principaux partis se mettent d'accord pour aménager une sortie de crise. C'est ce qui avait amené à la Constitution et à une passation des pouvoirs.
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Là, je ne pense pas qu'on soit dans le même scénario. Celui qui a décidé de geler le travail du Parlement n'est pas le président du Parlement, Rached Ghannouchi, mais le Président de la république lui-même, qui se trouve être son principal adversaire. Kaïs Saïed a développé lors de sa campagne son projet institutionnel pour la Tunisie qui repose sur un système de conseils représentatifs locaux. Est-ce à dire qu'aujourd'hui il souhaite balayer la Constitution pour mettre en place un nouveau régime ? c’est trop tôt pour le dire et il s’est pour l’instant voulu rassurant, rappelant qu’il ne suspendait pas la Constitution de 2014.
Toutefois, depuis hier, il se concerte en appelant les principaux représentants des organisations de la société civile, notamment l'UGTT, l'Union Générale des Travailleurs Tunisiens qui représente près d'un million de travailleurs tunisiens et qui a un poids énorme, à la fois symbolique et politique au sein du pays. Le secrétaire général de l'UGTT a par ailleurs annoncé qu'il soutenait la décision du président. Il est possible que Kaïs Saïed négocie la mise en place d'un nouveau dialogue national. En cela, il reproduit le schéma de ce qu'il s'est passé à l'été 2013.
TV5MONDE : Aujourd'hui l'armée empêche l'entrée des députés au Parlement, peut-on y voir un rapprochement entre l'armée et le pouvoir?
Déborah Perez-Galan : La Tunisie n'a jamais été une dictature militaire. Nous ne sommes pas dans un scénario à l'égyptienne. La dictature sous Bourguiba, puis sous Ben Ali, a été une dictature policière, c'est très différent.
L'armée tunisienne s'est toujours plus ou moins posée en gardienne des institutions et du prestige de l'État. En 2011, elle avait défendu les manifestants face aux tirs de la police et des gardes présidentielles. Kaïs Saïed a fait appel à l’armée récemment pour organiser les campagnes de vaccination et la gestion de la pandémie pour pallier au système hospitalier.
Cependant, nous assistons à un débordement des violences policières, déjà omniprésentes en 2011 et qui se sont poursuivies après la révolution. Ces derniers mois, il y a eu de nombreuses mobilisations dénonçant ces violences. On voit sur les réseaux sociaux beaucoup de vidéos montrant des actes très violents perpétués par la police à l'encontre les manifestants. L'armée, elle, est plutôt soutenue par la population.
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TV5MONDE : Quelles options Kaïs Saïed a-t-il devant lui?
Déborah Perez-Galan : Bien qu'il ait dit que cette période de gel allait durer 30 jours, rien ne peut le contraindre à respecter ces délais-là. L'heure est à la concertation pour aviser les marges de manoeuvre dont il peut bénéficier. Pour la suite, il est très difficile de faire des prévisions.
Ce que je peux dire c'est que l'on assiste à un fort mouvement de recomposition du personnel politique, avec une éviction systématique d'anciens opposants. Les députés élus viennent de partis formés par des hommes d'affaires, qui n'en finissent pas de fusionner les uns avec les autres. Cette classe politique n'inspire pas la confiance des citoyens tunisiens.
Malgré cette situation d'incurie politique et de discrédit des élites, les Tunisiens ont aussi fait l'expérience pendant 10 ans de contre-pouvoirs au travers de manifestations et de débats dans la presse et dans les médias. La peur a changé de camp. Toutes ces expérimentations démocratiques vont peser dans la balance.
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