Fil d'Ariane
Chaque année, depuis 2015, la ville portuaire de Sousse, située dans l’est de la Tunisie, à environ 143km de Tunis, la capitale, accueille pendant quelques jours le « Ciné-Musée », un festival entièrement dédié au cinéma de patrimoine, autrement dit les films âgés de plus de dix ans.
A l’initiative de cet événement, l’association Ciné-Sud Patrimoine, fondée par le cinéaste tunisien Mohamed Challouf, par ailleurs directeur artistique du festival. « Depuis des années, précise-t-il, j'ai une certaine sensibilité envers la mémoire cinématographique africaine. J'ai eu la chance de connaître les pionniers du cinéma de notre continent, leur engagement pour la création d’une mémoire cinématographique africaine par les Africains m'a beaucoup passionné. Après avoir organisé plusieurs manifestations de promotion du cinéma africain entre l'Italie et la Tunisie, et avoir fait deux documentaires sur la création du Fespaco et des J.C.C, les Journées cinématographiques de Carthage (les deux plus importants festivals du continent), j'ai senti le besoin de créer en 2015, à Sousse, ma ville natale, une manifestation dédiée entièrement aux films de patrimoine. »
Cette 7ème édition du festival coïncide avec le centenaire du cinéma tunisien. C’est pourquoi la soirée d’ouverture commence avec la projection, en première mondiale, de la version restaurée de Zohra, du photographe et cinéaste tunisien Albert Samama-Chikli. Le film Zohra, dont la première projection a eu lieu le 21 décembre 1922, dans une salle de Tunis, est en effet considéré comme le premier film tunisien de fiction. Réalisée par la cinémathèque de Bologne, la version restaurée de ce film est d’une durée de vingt minutes. Un résultat obtenu après la révision du scénario et l’ajout des photos de tournage à la version connue jusque-là par le grand public et qui dure neuf minutes.
Court métrage de fiction, Zohra raconte l’histoire d’une jeune naufragée française, tombée d’un avion et recueillie par des Bédouins tunisiens, avec lesquels elle va vivre pendant un certain temps. Pour ce film, Albert Samama-Chikli offre le rôle principal à sa fille, Haydée Tamzali née Chikli, qui deviendra sa première interprète féminine et sa scénariste.
En plus de ses films de fiction, Albert Samama-Chikli réalise des documentaires et des reportages photographiques, en particulier durant la Grande Guerre, au cours de laquelle il s’engage en janvier 1916, à quarante-deux ans, comme soldat de 2ème classe au titre de la 20ème section de secrétaire d’état-major et de recrutement. Il se distingue notamment pour les images qu’il tourne sur le champ de bataille de Verdun, où il témoigne des destructions. Au total, il réalise pour l’armée cinquante-deux films, plus de deux mille six cents photographies en noir et blanc, et une quarantaine de clichés en couleur.
Et pour découvrir ou redécouvrir l’univers d’Albert Samama-Chikli, une exposition en deux parties est prévue au complexe culturel de Sousse. La première est consacrée au patrimoine photographique et cinématographique de Samama-Chikli, avec en prime des documents inédits. Quant à la seconde, intitulée « Rossellini, Hergla et le Cinéma », elle est dédiée aux photos de tournage prises en 1968 par l’Italien Carlo Fioretti, ancien cameraman et directeur photo. Un séminaire sur les débuts du cinéma en Tunisie est organisé le lundi 12 décembre à la faculté des lettres et sciences humaines de Sousse, en partenariat avec le laboratoire patrimoine de la faculté des lettres, des arts et des humanités de Mannouba – ville de la banlieue nord-ouest de Tunis. Le lendemain, 13 décembre, à l’auditorium de l’Institut supérieur de musique de Sousse, un atelier est consacré aux thèmes suivants : « Reconstitution d’un fond photographique et cinématographique : l’univers de Samama-Chikli » et « Le rôle transnational des cinémathèques dans la préservation et le partage du patrimoine commun ».
La pellicule n’est plus à la mode et beaucoup de laboratoires ont fait faillite.C’est pourquoi les cinémathèques des pays développés investissent beaucoup dans la restauration et la numérisation de leurs films, afin de les rendre visibles.
Mohamed Challouf, cinéaste tunisien
Au cours des cinquante dernières années par exemple, le continent africain a produit des films dont la plupart ne sont plus visibles aujourd’hui, car ils ne sont pas numérisés. Certains de ces films sont même souvent oubliés dans les laboratoires des pays du Nord. « La pellicule n’est plus à la mode, souligne à ce sujet le cinéaste tunisien Mohamed Challouf, et beaucoup de laboratoires ont fait faillite. C’est pourquoi les cinémathèques des pays développés investissent beaucoup dans la restauration et la numérisation de leurs films, afin de les rendre visibles. »
Ce travail se prolonge avec l’organisation de festivals tels que « Il cinema ritrovato », consacré aux films rares du monde entier, organisé depuis 1986, à Bologne, en Italie, par la cinémathèque de Bologne. C’est d’ailleurs lors de l’édition 2015 de ce festival, après l’hommage très émouvant rendu à Albert Samama-Chikli, que Mohamed Challouf a eu l’idée de créer un festival dédié au cinéma de patrimoine, en privilégiant la Tunisie et l’Afrique.
Et justement, un hommage est rendu au cinéma tunisien avec la projection le lundi 12 décembre, au complexe culturel de Sousse, du court métrage documentaire « Sur les traces de Baal », réalisé en 1971 par le cinéaste tunisien Abdellatif ben Ammar, sur le tournage du film « Viva la muerte ». Celui-ci sera aussi diffusé le même jour, au même endroit, en présence du réalisateur, le cinéaste et écrivain espagnol Fernando Arrabal, et l’équipe tunisienne du film – l’acteur Mahdi Chaouech, les réalisateurs Férid Boughédir et Abdellatif ben Ammar, le producteur Hassen Daldoul, le chef décorateur Hachemi Marzouk, mais aussi Franck Loiret, directeur de la cinémathèque de Toulouse, qui a restauré le film en collaboration avec le ministère tunisien des Affaires culturelles.
Depuis L’Aube, le premier long métrage tunisien de fiction réalisé en 1966 par Omar Khelifi, la Tunisie a vu émerger des cinéastes de talent tels que Nouri Bouzid, Moufida Tlatli, Mahmoud Ben Mahmoud ou encore Taieb Louhichi.
Frantz Fanon, ce grand panafricaniste, a passé les derniers jours de sa vie exilé en Tunisie. Son histoire est exemplaire et il ne fallait pas perdre l'occasion pour le faire connaitre au grand nombre d'étudiants qui va suivre les activités de cette 7ème session de Ciné-Musée.
Mohamed Challouf, cinéaste tunisien
Autre hommage, celui qui sera rendu à une grande figure de l’anticolonialisme, le psychiatre et écrivain martiniquais Frantz Fanon, à travers la projection du film « Sur les traces de Frantz Fanon », réalisé par le cinéaste et écrivain français Mehdi Lallaoui.
La projection sera suivie d’une rencontre avec le réalisateur. « Cette année, précise Mohamed Challouf, l'Algérie fête le soixantième anniversaire de son indépendance ; et moi, en tant que panafricaniste, j'ai choisi de le fêter en pensant à Frantz Fanon, qui a eu un rôle important dans la lutte de libération de l'Algérie. C'était un grand personnage de la défense des droits de l'Homme et des plus faibles. Frantz Fanon, ce grand panafricaniste, a passé les derniers jours de sa vie exilé en Tunisie. Son histoire est exemplaire et il ne fallait pas perdre l'occasion pour le faire connaitre au grand nombre d'étudiants qui va suivre les activités de cette 7ème session de Ciné-Musée. Ce grand psychiatre martiniquais est venu jusqu'en Algérie pour défendre les droits de ses frères africains. Sa mémoire doit être préservée et racontée. »