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© TV5MONDE / M. Mercier
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Tunisie : contre le racisme, une loi vraiment révolutionnaire ?

Décembre 2016, trois jeunes Congolais sont agressés au couteau à Tunis. Voilà des années que la société civile se bat pour dénoncer les discriminations et les violences racistes. Après ce drame, le gouvernement se réveille enfin et s’engage à lutter contre ce fléau. Le 9 octobre 2018, après des années de bataille, l’Assemblée adopte la loi condamnant toutes les formes de discriminations raciales. Cette loi a-t-elle changé la vie des noirs tunisiens ou subsahariens, de plus en plus nombreux en Tunisie ?

Avant la chute de Ben Ali, les actes racistes étaient passés sous silence. Depuis la révolution, la société civile - très active - dénonce les cas de racisme, les médiatise. A l’Assemblée, c’est la députée noire Jamila Ksiksi du parti Ennahda qui défend bec et ongle cette loi contre la discrimination raciale. Elle se souvient du 9 octobre 2018, lorsque l’Assemblée la vote à la quasi-unanimité : “Je ne vous dis pas ! C’était vraiment une grande victoire. J’étais super super super contente ! J’ai eu même les larmes aux yeux parce que c’était un moment historique”. La loi a déjà ce mérite. Elle met le doigt sur quelque chose qui était un déni.

Le parcours n’était pas facile, ça n’a pas été accepté. Quelles discriminations ? De quoi vous parlez ? Nous sommes tous kif kif ! Mais la réalité n’est pas celle-là.Jamila Ksiksi, députée Ennahda

Il n’existe encore aucune donnée statistique sur le nombre de cas de racisme. Comme sa mère la députée, Khawla Ksiksi, 26 ans, juriste, originaire du sud de la Tunisie, sait ce que veut dire discrimination, et ce depuis sa naissance : “La discrimination au sud est différente de celle de Tunis. Les noirs y sont considérés comme des esclaves. Même les mots utilisés : pour dire noire, on dit ‘esclave’. Et pour parler des blancs, on dit ‘libres’”. 

Khawla vit aujourd’hui dans la capitale. A Tunis, c’est différent, il y a la discrimination, mais surtout, le harcèlement, constamment. “Quand tu sors pour aller chez l’épicier ou faire les courses, raconte-t-elle, tu subis dix fois un harcèlement sexuel. On est assimilées à des machines de sexe. Ils disent des trucs dégueulasses”.
 

Une loi bâclée


C’est sa mère, députée, qui s’est battue d’arrache pied pour faire passer la loi contre le racisme. Pourtant, voilà ce qu’en dit sa fille : “Avec tout mon respect pour ceux qui ont travaillé sur la loi, c’est une loi vraiment bâclée. Vous voulez une loi ? La voilà ! Maintenant, taisez-vous !” Et Khawla Ksiksi de préciser : “Si je passe dans la rue, quelqu’un me harcèle je ne peux pas malheureusement porter plainte, parce que je ne peux pas amener de preuve”.

“Cette position me fait mal au coeur”, répond sa mère, demandant aux victimes de harcèlement de faire appel à la justice. Et précisément, depuis que la loi a été votée, comme Khawla, les victimes de racisme continuent d’encaisser. Quasiment aucune plainte n’a été déposée. Parmi les associations à l’origine de cette loi, Euromed Rights. Déçus, eux aussi en attendaient bien plus.

Il y a tout un effort à faire, principalement du gouvernement pour l’applicabilité de cette loi et il y a la société civile qui doit dénoncer. Mais avant tout cela, il y a l’article 11 qui prévoit qu’une commission au sein du ministère doit s’occuper du suivi et de la mise en œuvre de cette loi, chose qui n’a pas été faite jusqu’à maintenant. Ca dort, tranquillement dans les tiroirs. Ramy Salhi, directeur du bureau Maghreb Euromed Rights

Urgence


Pourtant il y a urgence, plus encore pour les migrants. Le 24 décembre dernier, un assassinat rappelle une fois de plus leur vulnérabilité : Falikou Coulibaly, président de l’Association des Ivoiriens de Tunisie, est poignardé en plein Tunis. Pour les autorités, c’est un braquage qui tourne mal et non un crime raciste. Partout dans le pays, les subsahariens se soulèvent. Jamila Ksiksi, la députée est à leur côté : “les intentions étaient criminelles. Mais la question qu’on devait se poser est pourquoi lui ? Parce que c’est un étranger, migrant, visible, parce que noir, c’est une cible facile pour les criminelles. L’histoire se résume à cela pour moi”. 

L’immense majorité des subsahariens en Tunisie sont dans l’illégalité. Pour Jamila Ksiksi, il  faut accélérer le processus d’application de la loi. Pour les migrants, de plus en plus nombreux en Tunisie, c’est devenu très souvent une question de survie. 

Exploités


A Sfax, poumon économique du pays, comme Charles, ils sont des centaines à travailler dans des hangars dans la campagne, comme des ombres. Charles travaille dans l’artisanat, d’autres dans la restauration, dans l’agriculture, ou la construction. Il espérait pouvoir mieux vivre ici qu’au pays.

Ils sont de plus en plus nombreux aussi à transiter par la Tunisie avec l’Europe pour objectif. Point commun de ces migrants subsahariens : ils sont ici coincés, sans papier, et exploités. Doublement, parce que, pour la plupart, ils ne sont pas musulmans.

Pour ne pas créer de problème à Charles, il ne faut s’attarder. C’est à l’église, seul endroit où il se sent un peu en sécurité, qu’il pourra témoigner : “Le Tunisien qui travaille sur la même machine que moi gagne 50 dinars. Moi, je suis à 20. Qu’est-ce que tu peux faire ? On vient ici avec un visa de touriste de trois mois. Les trois mois finis, tu n’as pas le droit de rester. Donc on fuit la police. Même si la personne t’a agressé et t’a tout pris, tu ne peux pas aller à la police et la police va te demander où est la carte de séjour ! Pourtant, il n’y a pas un lieu ici où on établit la carte de séjour !” 

Chaque jour sans carte de séjour, ce sont des pénalités à payer. Impossible de les rembourser. "La pénalité par mois, ça fait 80 dinars. En un an, tu te retrouves à 950 dinars. Je crois que c'est ce qui pousse tout le monde à aller en Europe !

Nous sommes en prison, alors nous sommes tentés par la traversée dangereuse.Charles, Subsaharien, sans papiers

Les femmes, encore plus vulnérables


Les femmes sont encore plus vulnérables : "Le racisme ici, c'est trop. Lorsque tu travailles avec des Tunisiens, moi-même j'ai été victime de ça, en travaillant dans un café : ils ont 8h de travail, toi, on te demande 12h parce que tu es noire, témoigne une migrante, "sur le plan sexuel, mon patron voulait sortir avec moi. Comme je refusais, il augmentait mes tâches au travail (...) Ils se disent que nous sommes des filles noires donc que nous sommes des prostituées et que nous avons besoin d'argent. Pourtant nous sommes ici pour travailler, mais on veut des droits, du respect. Il y a des Tunisiens en Côte d'Ivoire, ils vivent bien ! Pourquoi pas nous ?"

Au sortir de l'église, une femme fuit et grimpe dans une voiture de riches Tunisiens. Impossible de lui parler. Comme tant d'autres, l'église est sans doute la seule sortie qui lui est permise.

Pour comprendre, il faut se rendre dans la banlieue chic de Sfax. Des Subsahariens sont enfermés dans les grandes maisons de quartier, obligés de récurer sans arrêt : "C'est un travail illimité, non officiel, sans horaires ou salaire déterminés, et surtout tu retires les papiers, c'est de l'esclavage",  témoigne un voisin. Comme la plupart des femmes migrantes, Bassa Ya Dores s'est retrouvée enfermée dans une de ces demeures, employée comme domestique, son passeport confisqué : 

On te dit souvent "tu es mon esclave, tout ce que je te dis de faire, tu dois le faire." 
Bassa Ya Dores, ancienne employée de maison

Cinq moi sans salaire, mais elle a réussi à s'échapper : "même le quartier où j'habitais, si on me dit d'aller vous montrer, je ne saurais pas, parce que je ne suis jamais descendue dans la rue."  Aujourd'hui, fait quasi exceptionnel, elle a obtenu une carte de séjour. Désormais légale, elle peut développer son propre business.

Morts d'épuisement


Depuis le début de l'année, deux migrants, employés illégalement, sont décédés d'épuisement. Comment lutter contre ses injustices alors que le gouvernement ne se presse pas pour fournir les outils pour que la nouvelle loi contre toutes les formes de racisme soit appliquée ? Grâce aux citoyens. Dans la banlieue nord de la capitale, une jeune femme a filmé un Tunisien en train d'accuser, sans la moindre preuve, un noir qui passait pas là, d'avoir rayé sa voiture. Sa vidéo est devenue virale.

La jeune femme sait qu'il existe désormais une loi contre le racisme. Elle alerte la presse malgré des menaces. Et surtout, elle est soutenue par une société tunisienne qui veut en finir avec le racisme : "je me suis sentie comme si c'était quelqu'un de ma famille qui était agressée car après tout, nous sommes tous Africains. J'ai fait cela parce que c'était un acte tellement raciste, tellement raciste. Il a commencé à le frapper, d'abord au visage, puis il l'a roué de coups au sol",  raconte l'auteure de la vidéo.

Changer les mentalités


Récemment, un enseignant noir Tunisien a porté plainte contre une parent d'élève pour racisme. Une première. Il entend donner l'exemple pour contribuer à faire changer les mentalités. 

C'est une loi qui va au-delà de mettre les gens en prison. On vise à changer notre société. On veut incarner les valeurs de diversité, de cohabitation, d'amitié et de respect des droits de l'Homme. C'est pour cela que c'est un long processus.
Jamila Ksiksi, députée Ennahda​

La Tunisie s'est mise en marche pour lutter contre le racisme.