En Tunisie, la misère pousse les jeunes dans la rue ; en Iran, c’est la quête de liberté.
Que vous inspire la situation tunisienne à l’aune de ce qui s’est passé voilà un an et demi en Iran, à l’époque de la présidentielle, en juin 2009 ? Les Iraniens observent avec attention ce qui se passe actuellement en Tunisie. C’est vrai que cela a un écho très fort avec la révolution avortée des Iraniens. Un slogan qui circule énormément sur les sites d’information et les blogs de l’opposition iranienne en exil, et sur les téléphones portables des Iraniens est la phrase "Tunis tounest, Iran natounest", un jeu de mots qui signifie "les Tunisiens ont réussi à faire ce que les Iraniens n’ont pas pu faire". Après le scrutin du 12 juin 2009, où Mahmoud Ahmadinejad a été déclaré largement vainqueur dès le premier tour, les Iraniens avaient eux aussi manifesté pendant plusieurs jours, dans ce qu’on a appelé le ‘Mouvement vert’, le vert étant la couleur utilisée pendant la campagne présidentielle de Mir Hossein Moussavi, le candidat réformateur opposé à Ahmadinejad. Malgré une forte mobilisation, les Iraniens n’ont pas réussi à obtenir le départ de Mahmoud Ahmadinejad, ou du guide suprême Ali Khamenei, numéro un du régime. Pour les Iraniens de l’opposition, il y a à la fois une certaine amertume à constater cet échec. On pointe du doigt aussi l’étranger, notamment les Etats-Unis, qui ont pu pousser Ben Ali à quitter le pouvoir, alors que la réaction occidentale aux manifestations en Iran a été ressentie comme trop modérée. La presse officielle a aussi couvert la révolution tunisienne, mais en reprenant la version donnée par le gouvernement iranien qui parle d’une révolution islamique, semblable à celle de 1979 en Iran. Voyez-vous des ressemblances entre ces deux moments insurrectionnels ? Des dissemblances ? Comme en Iran, la population vit depuis plusieurs décennies, vingt-trois ans en Tunisie et plus de trente ans en Iran, sous la coupe d’un régime autoritaire. Dans les deux cas, il s’agit d’une révolte populaire, largement lancée par des jeunes. En Iran, 70 % de la population a moins de trente ans, et ce sont eux avant tout qui étaient à l’origine des contestations, même si le mouvement s’est ensuite étendu à d’autres couches de la population. Comme en Iran, les manifestants ont utilisé Internet, notamment les réseaux sociaux, pour se regrouper, et leurs téléphones portables pour communiquer. Mais le régime iranien a su retourner cela à son avantage, en utilisant les adresses IP des gens pour les retrouver et les arrêter. L’origine des troubles reste néanmoins différente, et c’est peut-être cela qui explique aussi que les deux mouvements aient eu une issue si divergente. En Tunisie, on a le sentiment d’un ras le bol de toute la population, dû en grande partie aux difficultés économiques. Côté iranien, ce n’est pas la misère qui a provoqué le mouvement, mais une soif de liberté et un sentiment d’injustice. De plus, le régime iranien s’appuie sur une milice populaire très efficace, les bassidjis, qui a été la première ennemie des manifestants. Les nouvelles technologies vont-elles continuer à jouer un rôle primordial dans les recompositions politiques de sociétés très verrouillées ? La révolution tunisienne a montré qu’Internet et les technologies numériques pouvaient être des atouts majeurs. Mais néanmoins, ils peuvent aussi se retourner contre les utilisateurs. Il faut que les opposants aient réellement un temps d’avance sur le régime pour que cela puisse faire effet. En Iran, les profils facebook, les emails envoyés pendant les manifestations, ainsi que les photos prises par les téléphones portables ont pu servir de moyens pour retrouver et réprimer les manifestants, et de pièces à conviction contre eux pendant leur procès. Aujourd’hui, la censure s’est durcie sur Internet et il devient très difficile aux Iraniens de l’intérieur de continuer à militer sur la toile. Le régime aussi a su rebondir en créant sa propre armée de ‘cyberbassidjis’, à savoir des internautes voués à défendre la cause du régime, qui traquent les opposants sur internet et diffusent par le biais de blogs leur message. En revanche, on a pu le voir avec le virus Stuxnet, qui a endommagé des ordinateurs liés aux installations nucléaires iraniennes, les actions venues de l’extérieur, piratages ou sabotages, devraient se multiplier et faire la preuve de leur efficacité. Le régime de Téhéran pourrait-il lui aussi s’effondrer aussi soudainement qu’à Tunis, comme un château de cartes ? Le régime iranien est basé sur tout un réseau politique, religieux, social et militaire qui est extrêmement difficile à démanteler. Il n’est même pas certain que le départ de la ‘tête’ du régime en provoquerait l’effondrement. La révolution de 1979 a reposé sur plusieurs piliers, les religieux, le ‘bazar’, à savoir les commerçants et la jeunesse. Aujourd’hui, il est très difficile d’imaginer que ces trois forces aient les mêmes intérêts. Il manque d’un modèle fédérateur, qui pousse les Iraniens à réinventer un système post-islamique. Beaucoup de gens sont hantés par le spectre du ‘et après’. Nombreux sont les Iraniens qui ont fait la révolution en 1979, avec des espoirs de démocratie, pour se retrouver sous une République islamique. La génération actuelle est aussi hantée par le souvenir des erreurs de leurs parents. Même en Tunisie, on voit que le départ de Ben Ali n’est que le début. Que veulent les Tunisiens et surtout qui peut incarner leur volonté ? Ce sont des questions qui sont encore loin d’être résolues. Quelle est la force de ce mouvement tunisien ? Sa demande sociale ? Politique ? Est-il plus mûr que le mouvement de la jeunesse iranienne ? Le mouvement tunisien repose sur une demande sociale et politique très forte. À mon avis, il n’est pas forcément plus mûr que le mouvement iranien, mais les deux jeunesses n’ont pas dû faire face au même système. En Iran, le régime islamique, basé sur la religion, a su se doubler d’une structure politique et surtout militaire très forte. L’armée régulière n’a pas beaucoup de poids. Ce sont les ‘gardiens de la révolution’, une armée parallèle entièrement créée par le régime et qui lui est entièrement dévouée, qui ont le pouvoir véritable. Depuis l’avènement d’Ahmadinejad, ils ont acquis un poids économique très fort, puisque par le biais de consortiums, ils possèdent désormais les principales industries iraniennes. Ils ont le pouvoir de l’argent, et des armes, et ils ne l’ont obtenu que par ce régime. Ils n’auraient aucun intérêt à ce que celui-ci change. Les jeunes Iraniens font aujourd’hui face à une répression très dure. Les espaces de liberté sont trop réduits pour leur permettre de s’exprimer vraiment, même s’ils n’abandonnent pas les actes de désobéissance civile, comme les slogans écrits à la main sur les billets de banque. En Iran ou en Tunisie, ces mouvements de jeunes, progressistes sont-ils de gauche ? Et où sont passés les Islamistes ? Je crois que pour les contextes tunisiens et iraniens, les terminologies occidentales de droite et gauche ne sont pas adaptées. Dans le cas des Iraniens, on sait que c’est surtout la demande de liberté qui est très forte, et surtout la possibilité de faire un choix. Aujourd’hui on leur laisse un faux choix, entre conservateurs et réformateurs, et quand ils acceptent de jouer le jeu, comme ils l’ont fait en juin 2009 en votant pour le candidat réformateur, on leur dérobe même ce choix. Je pense que les interrogations sur le bord politique viennent dans un deuxième temps. Ce ne sont pas comme les mouvements d’inspiration marxiste des années 70. Les jeunes révolutionnaires ne s’appuient pas tant sur des idéologies, peut-être davantage sur le désir d’un mode de vie. En Iran, il est difficile de définir ce que sont les islamistes. Il s’agit d’un Etat religieux, contrairement à la Tunisie. Les ‘islamistes’ en Iran pourraient alors être considérées comme la frange la plus radicale du pouvoir, mais dans tous les cas ils sont très différents des mouvements islamistes de Tunisie. La lame de fond qui a emporté Ben Ali fera-t-elle tache d'huile dans le monde arabe ? C’est bien sûr une question à laquelle il est très difficile de répondre par oui ou par non. On voit déjà que le mouvement tunisien a donné lieu à des ‘répliques’ dans plusieurs autres pays, avec des immolations de jeunes en Egypte, en Mauritanie et principalement en Algérie. Mais la structure du régime, la misère économique, le rôle de l’armée et de la police sont des éléments qui feront basculer ou pas ces débuts de contestation vers des mouvements de plus grande ampleur.