Fil d'Ariane
Haythem El Mekki et Elyes Gharbi sont journalistes à Mosaïque FM en Tunisie. Lors d'une émission, ils sont revenus sur l’attentat perpétré par un gendarme aux abords d'une synagogue de Djerba le 10 mai dernier en questionnant le mode de recrutement des forces de sécurité. Les deux Tunisiens sont poursuivis en justice par un syndicat policier.
Tunis, 16 février 2023. Des journalistes tunisiens bâillonnés montrent leur carte de presse au cours d'une manifestation organisée en soutien à Noureddine Boutar, le directeur général de Radio Mosaïque. Selon l'Union des journalistes, il a été arrêté à cause de ses opinions opposées au président tunisien Kaies Saied.
Voilà plus d’une décennie que Haythem El Mekki collabore avec plusieurs médias en Tunisie. Il est également collaborateur occasionel de TV5MONDE. Depuis douze ans, le journaliste travaille à Mosaïque FM, un média indépendant et très suivi dans le pays. Son visage et sa voix sont bien connus à Tunis. Durant toutes ces années, le journaliste de 40 ans assure qu’il a “tout connu : les menaces de mort, les lettres empoisonnées, mon nom sur une liste de cibles à faire assassiner par des terroristes”, déclare-t-il à TV5MONDE samedi 20 mai.
Douze ans à écrire et raconter le quotidien des Tunisiens. Suivre l’actualité politique du pays depuis la Révolution du jasmin des années 2010 a parfois fait de lui une cible.
Le 15 mai, le journaliste participe comme chaque jour à l'émission “Midi Show”, diffusée sur Mosaïque FM et présentée par son collègue Elyes Gharbi, animateur radio et présentateur de l'émission. Lui aussi est une figure connue des médias en Tunisie. “On parlait des conséquences et des leçons à tirer de l’attentat de Djerba”, explique Haythem El Mekki. Quelques jours auparavant, mercredi 10 mai 2023, un gendarme pénètre, armé, aux abords de la synagogue de la Ghriba à Djerba. Il ouvre le feu et tue cinq personnes.
Après l’attentat, Haythem El Mekki indique qu’il a cherché à comprendre ce qui a pu pousser l'assaillant, qui faisait partie de la Garde nationale maritime tunisienne, à passer à l’acte. Alors, il a choisi de prendre la parole au cours d’un “édito”. Au micro de Mosaïque FM, Haythem El Mekki pointe du doigt le fait que “des délinquants deviennent policiers” car ils savent “qu’en devenant policier, ils deviennent les plus forts du quartier”.
Aussi, dans cet extrait, Haythem El Mekki propose de soumettre les personnes qui souhaitent intégrer les forces de l'ordre à un test psychotechnique qui doit permettre de “comprendre les raisons qui poussent à devenir policier (...) comprendre la personnalité de l’individu”. “Pourquoi il veut occuper ce poste ? Parce qu’il est convaincu de la protection des citoyens, de la nation, de la défense de leurs droits, ou parce qu’il veut prendre du pouvoir, pour dominer ceux autour de lui ?”, questionne encore le journaliste lors de l’émission.
“On a parlé des modalités de recrutement dans la police qui peuvent parfois être poreuses”, précise à TV5MONDE Haythem El Mekki. “Elles peuvent permettre parfois à des individus mal intentionnés d’incorporer cet appareil de l’État. Et il y a un syndicat de police qui n’a pas apprécié mes propos”, résume le journaliste. “Notamment le fait que je dise qu’il y a également, mis à part les radicaux et les fanatiques, des clochards, des criminels, des braqueurs, des dealers qui tentent d’intégrer la police, parfois via la corruption”, assure Haythem El Mekki.
Ses propos tenus le 15 mai suscitent la colère des syndicats policiers. Et notamment celle de Moez Dabbadi. Actuel président de la Ligue nationale tunisienne pour la sécurité et la citoyenneté (LNSC), il dénonce sur les réseaux sociaux où il est suivi par des milliers de personnes les propos tenus par Haythem El Mekki sur Mosaïque FM. Dans une vidéo publiée le 15 mai sur Facebook, il affirme qu'il s’agit de “médisances sur les institutions publiques qui touchent à l’honneur des agents de police”.
“Le sang des victimes n’est pas encore sec à Djerba. Les familles sont encore en deuil. Il y a encore des blessés entre la vie et la mort. Et toi, qui est un des pions les plus « sales » tu viens souiller les policiers et les institutions”, fustige encore Moez Dabbabi. Toujours sur les réseaux sociaux, il annonce le 17 mai que le secrétariat général des forces de sécurité intérieure porte plainte contre Haythem El Mekki et Elyes Gharbi.
Tous deux visés par cette plainte, les deux journalistes doivent être auditionnés lundi 22 mai devant la sous-direction de la brigade criminelle d’El Gorjani à 10h00 heure de Tunis. Ils encourent au mieux une amende, au pire une peine de dix ans de prison.
Tout va dépendre de la qualification de la plainte et des poursuites judiciaires et des décrets qui peuvent s'appliquer. Car à ce stade, nous n'avons pas d'information précise sur le sujet. Comme le rappelle à TV5MONDE le syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), “on ne sait pas si la justice va utiliser le décret 115 qui encadre la liberté de la presse ou le décret 54 qui veut lutter contre les fausses informations”.
Or, depuis qu’il est entré en vigueur, le décret 54 est accusé par certains magistrats de mettre en danger la liberté d'expression, sous couvert de prévenir les rumeurs et fausses informations. Un décret “catastrophique pour la liberté d’expression en général et pour la liberté de la presse aussi”, selon la représentante du SNJT à Tunis, Amira Mohamed. “On a enregistré plusieurs formes de menaces et de pressions contre les journalistes. Par exemple Khalifa Guesmi, le correspondant de Mosaïque FM a été condamné à cinq ans de prison [NDLR, accusé de divulgation d’informations en violation des dispositions de la loi antiterroriste et du Code pénal, il est condamné en appel le 16 mai 2023]. Le directeur général Noureddine Boutar est en prison à cause de la ligne éditoriale qui ne plait pas au pouvoir en Tunisie”, affirme la syndicaliste, qui assure que “la liberté de la presse est aujourd'hui menacée” dans le pays.
Contactées ce jour par TV5MONDE, les autorités tunisiennes n’ont pas donné suite à nos sollicitations.