Rihab Jlassi, 25 ans
Ingénieur informatique

Ma famille représente la classe moyenne tunisienne. J’ai obtenu mon dernier diplôme en juin 2012 auprès de l’Université libre de Tunis. J’envoie chaque semaine une vingtaine de CV et de lettres de motivation. En vain. Je ne reçois aucune réponse. Pas même une lettre pour me notifier un refus. Il y a au moins une centaine de candidature pour chaque poste. L’élimination se fait non pas sur le niveau de compétence des candidats, mais par réseau ou népotisme. Ce sont les mêmes comportements qui existaient sous Ben Ali. On place ses amis, sa famille. En plus d’un an, j’ai obtenu un seul entretien. L’employeur m’a implicitement fait comprendre que j’avais peu de chances d’obtenir le poste, parce que j’étais une femme. Il n’a pas cessé de me rappeler que j’allais sans doute avoir des enfants et que je serais beaucoup moins disponible pour l’entreprise.
Dans la mentalité de nombreux patrons tunisiens, la femme doit rester à la maison et s’abstenir de faire des études. Rien n’a changé en bien depuis la chute de Ben Ali. Le slogan de la révolution était ‘Travail, Liberté et Dignité’. Aujourd’hui la liberté d’expression que nous avons conquise est remise en cause par ce gouvernement. Le prix du pain ne cesse d’augmenter et nous n’avons pas de travail. Nous, les jeunes diplômés, sommes à l’origine de la révolution, et nous sommes les premiers oubliés de ce gouvernement.
"L’espoir n’est pas bien cher en Tunisie"
J’ai participé à Kasbah 1, à Kasbah 2, et à d’autres manifestations sur le Bardo (ndlr : Les rassemblements sociaux de Kasbah 1 désignent la révolution de janvier 2011 qui a mis fin au pouvoir personnel de Ben Ali. Le 27 février 2011, le gouvernement de Mohamed Ghannouchi,qui comptait des anciens du régime déchu, est contraint à la démission suite à de nouvelles manifestations sur la place de la Kasbah, la place du gouvernement). Et aujourd’hui, le gouvernement d’Ennahda nous traite par le mépris.
Nous n’existons pas pour eux. Au lendemain de la révolution, les autorités politiques ont mis en place le plan Amal (NDLR : espoir). Chaque diplômé chômeur pouvait percevoir une allocation mensuelle de 200 dinars (95 euros). 200 dinars... L’espoir n’est pas bien cher, en Tunisie. Au bout d’un an, ils ont pourtant supprimé l’allocation.
Le ministre de l’emploi, Naoufel Jammali, a dit qu’il allait proposer la cueillette des olives aux diplômés chômeurs. Nous sommes une génération perdue. Il faudra au minimum dix ans pour espérer que la situation s’améliore. J’aimerais quitter le pays. Aller au Canada ou en Allemagne, si on me propose un contrat. Beaucoup d’instituts de placement se montent à Tunis. Il promettent de fournir visas et métiers mais, souvent, ils prennent l'argent et ne donnent rien en échange.
Ahmed Sassi 28 ans
Maîtrise de philosophie

Je suis au chômage maintenant depuis plus de quatre ans. J’ai présenté plusieurs fois les concours pour entrer dans l’enseignement. Pour réussir le CAPES (ndlr : concours pour être enseignant dans le secondaire), sous Ben Ali, il fallait payer 7000 dinars (près de 3500 euros) aux membres de l’administration chargés des concours. Aujourd’hui, le prix a un peu augmenté. Si vous voulez obtenir un poste de professeur des écoles, d’instituteur, il faut verser plus de 8000 dinars (un peu moins de 4000 euros). Les pratiques n’ont pas changé. Ce n’est pas propre au ministère de l’éducation nationale. La corruption frappe toutes les administrations. Si on ne veut pas payer, il faut être proche du pouvoir actuel afin d'obtenir un poste dans la fonction publique. J’ai essayé de travailler dans un centre d’appels. C’est payé au niveau du salaire minimum tunisien, 280 dinars par mois (moins de 140 euros par mois). J’ai tenu un mois. C’était épuisant. Je me suis senti humilié, exploité. Le centre d’appel a d’ailleurs fermé au bout de trois mois. C’est ce qui arrive souvent. L’exploitant ouvre un centre d’appel pour réaliser des enquêtes et il ferme le centre une fois le travail terminé pour éviter de payer de façon complète ses employés. C’est pourtant l’un des rares secteurs qui propose du travail en Tunisie. J’ai été un temps tenté par l’immigration clandestine vers l’Europe. Aujourd’hui, je donne quelques cours de soutien scolaire, mais je ne pourrais pas vivre sans l’aide de ma famille.
Souhaib Hammani, 22 ans
BTS action vente

J’ai effectué un stage pour une société, Tunis Drip, qui commercialisait auprès des agriculteurs des systèmes d’arrosage en goutte à goutte. Les gens de l’entreprise étaient contents de mon travail. J’espérais décrocher le poste. L’un des principaux actionnaires de la société, un entrepreneur saoudien, s’est désengagé et aujourd’hui l’entreprise est en difficulté. Ils n’ont pas pu m’embaucher. Le marché du travail est fermé.
Je sais que je n’ai aucune chance d’obtenir un emploi en envoyant des CV. J’ai donc voulu créer mon entreprise, une boutique de produits informatiques pour les entreprises, mais toutes mes demandes de prêts ont été rejetées par les banques. Les jeunes qui veulent créer leurs entreprises n’ont pas accès au crédit. Mes deux frères ont, eux aussi, obtenu un diplôme de l’enseignement supérieur, mais ils sont tous les deux également au chômage.
Pour moi, ce pays est le plus beau du monde. Je suis fier d’être Tunisien. Je veux rester dans mon pays, mais c’est difficile. Etre jeune est perçu comme une tare par les politiques, les banquiers ou les clients. Etre jeune est culturellement un handicap.
Sana Zlobi, 27 ans
Maîtrise de littérature et de traduction en langue anglaise

Aujourd’hui je donne des cours d’anglais dans un centre de formation continue. Je gagne moins de 100 dinars par mois (moins de 45 euros). Je survis grâce à ma famille. Je n’attends plus rien des politiques. Ils ne pensent qu’à leurs intérêts. Qui sont ces gens d’Ennahda ? Ils sont arrivés à l’aéroport. Ils sont descendus de l’avion après la révolution et ils en ont tiré tous les bénéfices sans chercher à faire quelque chose pour nous.
A savoir
Le régime de Ben Ali s'est employé à favoriser l’accès à l’enseignement supérieur des jeunes Tunisiens. Entre 1995 et 2005, le nombre d’étudiants est passé de 100 000 à un peu plus de 350 000. Plus de sept nouvelles universités ont ainsi vu le jour durant cette période. Le pays compterait aujourd’hui plus de 150 établissements publics d’enseignement supérieur, ainsi que 13 universités, pour une population de 10 millions d’habitants. "Ben Ali a ouvert de manière démagogique l’accès à l’enseignement supérieur. Il voulait démontrer que le régime faisait fonctionner l’ascenseur social. Le marché du travail et l’état de l’économie tunisienne ne pouvaient pas répondre aux attentes professionnelles de ces jeunes. Cette frustration a en partie causé la révolution," explique Sami Aouadi, professeur d’économie et conseiller économique et social de la direction de l’UGTT, principal syndicat du pays. Le taux de chômage des jeunes diplômés dépasse 33%, pour 16 % au niveau national. Selon l’Institut National de la Statistique tunisienne, ce chiffre dépasse même 45% pour les jeunes femmes.