Nombreux sont les jeunes Tunisiens qui ne se précipiteront pas pour aller voter lors des élections législatives et présidentielles les 26 octobre et 23 novembre prochain. La faute à une classe politique d’une autre génération, qui semble peu soucieuse de leurs difficultés économiques et sociales. Reportage.
Comment vivre ? L’heure est au désenchantement. La révolution, un temps source de fierté, fait place au regret chez de nombreux jeunes Tunisiens. Hamza Salem, 24 ans, maudit même le départ de Ben Ali. " Cette révolution nous a enterrés. Nous essayions de ne pas nous noyer sous Ben Ali. Le chômage était présent. Mais les prix restaient stables. Aujourd’hui, nous sommes en train de crever la bouche ouverte ", martèle le jeune homme. Cet étudiant fait parti de cette cohorte des jeunes diplômés qui n’arrivent pas à s’intégrer correctement dans la vie économique du pays. 50% des jeunes ne trouvent pas un emploi à la sortie de leurs études supérieures. Ce chiffre monte à plus de 65% chez les jeunes femmes. Ce sont plus de 350 000 diplômés qui se retrouvent au chômage. "Avec mon BTS dans le textile et le modélisme, j’espérais trouver rapidement du travail dans un secteur exportateur. Mais l'économie s’est effondrée au lendemain de la révolution", décrit Hamza Salem, originaire de Mégrine, dans le sud de la banlieue de Tunis. "J’ai connu le chômage pendant de longs mois. Aujourd’hui, je travaille un peu comme assistant modéliste auprès de créateurs textiles. Je fais trente kilomètres en bus certains matins pour gagner quelque 15 à 20 dinars par jour (6 à 9 euros, ndlr). Je gagne 100-150 dinars par mois. Le salaire minimum en Tunisie dépasse les 300 dinars mais les prix ont tellement augmenté que le plancher nécessaire pour vivre dignement atteint aujourd’hui les 700 dinars par mois dans une ville comme Tunis. Un simple paquet de cigarettes coûte six dinars. Comment vivre ? Le soir lorsque je me couche j’ai faim ", se lamente le jeune travailleur. Encore moi, j’ai de la chance, j’ai un toit. Dans ma ville, les bidonvilles ne cessent de se développer. Des jeunes et des familles venus des régions pauvres de Tunisie cherchent en vain du travail dans la capitale ", raconte-t-il.
"Nous ne sommes rien" Ahmed Sassi, 29 ans, était dans la rue en janvier 2011, dressé contre le pouvoir de Ben Ali. Le jeune homme, chômeur depuis quatre ans, brosse un tableau sombre de ces quatre premières années d’expérience démocratique. "La société tunisienne reste gangrénée par la corruption, le clientélisme. Un emploi public, tel qu’un poste d’enseignant se payait, sous Ben Ali, 7000 dinars (NDLR : 4500 euros). Aujourd’hui, il faut connaître quelqu’un proche du pouvoir ou payer 9000 dinars. Les prix ont augmenté ", assure, désabusé, ce diplômé d’une maîtrise de philosophie. Mériem Soltani, 35 ans, au chômage depuis 2002 et diplômée d’une maîtrise d’histoire-géographie avait, elle, voté en 2011 pour Ennahda, le parti issu de l’islam politique. Ces hommes proches de Dieu, au conservatisme moral, semblaient être plus honnêtes. "J’espérais qu’ils allaient mettre fin à ce système de corruption qui écarte les plus méritants. Ils ont eu un comportement encore plus grossier et vénal que le régime de Ben Ali ", confie la jeune mère de famille. "Je ne me déplacerai peut être pas cette fois-ci au bureau de vote ", confie la jeune femme. Ahmed Sassi refuse également de voter pour les partis politiques qui ont gouverné le pays ces trois dernières années. "Aux dernières élections les principaux partis annonçaient la création de 300 à 400 000 emplois pour les jeunes. Rien n’a été fait. Les jeunes chômeurs avaient obtenu la mise en place d’une aide, le programme Amal (espoir en arabe, ndlr) de 200 dinars par mois. Elle a été supprimée au lendemain des élections de la Constituante. Certains de ces partis osent nous ressortir les même promesses chiffrées de 2011", explique le jeune chômeur. "Certains jeunes diplômés chômeurs, tellement dégoûtés des promesses politiciennes ont décidé de se présenter aux élections législatives et de court-circuiter les partis politiques comme à Gabes. On verra ce que cela peut donner », ajoute Ahmed Sassi. Manel Alayet, 29 ans, diplômée en littérature arabe abonde dans le même sens. Elle a survécu en travaillant dans des centres d’appel pour quelques 200 dinars par mois. Mais elle a arrêté. Le travail et le rythme imposés étaient exténuants. "Nous ne sommes rien pour cette classe politique. Ils sont là juste pour se servir. J’ai le sentiment d’appartenir à une génération perdue", explique la jeune femme qui cherche un emploi "digne" à la hauteur de son diplôme.
Une révolution confisquée C'est donc un sentiment d’exclusion sociale et économique qui prévaut chez les jeunes. Il est aggravé par le fait d’être également exclu de la vie politique de cette jeune démocratie. Selim Kharat, 33 ans, ancien dirigeant d’une ONG tunisienne, Al Bawsala, (la boussole), chargée de rendre public les travaux de l’assemblée constituante, confirme ce sentiment d’exclusion de la vie publique. "Les jeunes sont à l’origine de la révolution. Cette révolution semble avoir été confisquée par une vielle garde politique, peu soucieuse des intérêts économiques et sociaux de cette jeunesse ", explique ce jeune dirigeant d’une société de conseil. Béji Caid Essebi, ministre de Bourguiba dans les années 60, fait figure, à 88 ans, de favori à la prochaine élection présidentielle du 23 novembre face au président sortant, Moncef Marzouki, 70 ans. Ennahda, le parti de Rached Ghannouchi, 73 ans, préfère pour l’instant se concentrer sur les élections législatives du 26 octobre prochain. « Ces politiques, qui dominent la scène nationale depuis près de quatre années, ont tellement rongé leurs freins lors de la dictature de Ben Ali. Leurs temps est enfin venu et il n’est pas question de laisser la place aux jeunes. Tous ces hommes, en outre, se connaissent et ils se sont serrés les coudes sous la dictature. En dehors de leurs différences idéologiques, il existe entre eux une vrai connivence ", explique Selim Kharat. Illustration de cette solidarité générationnelle : des parlementaires n’avaient pas hésité à déposer un amendement destiné à empêcher toute candidature aux élections présidentielles pour les citoyens âgés de moins de 40 ans. " Hormis Ennahda, qui possède une vrai base sociale, tous ces partis ne sont que des clubs politiques où tout le monde se coopte. Pourquoi chercher à intégrer politiquement ces jeunes ? " ajoute Selim Kharat. Nidaa Tounes, principal parti politique du pays aux côtés d’Ennahda, dirigé par Beji Caid Essebi, 88 ans, n’a pas daigné présenter, cette fois-ci, de mesures destinées à intégrer économiquement les jeunes. Le secrétaire général du parti, Taieb Baccouche, vieux routier de la politique de 70 ans, et ancien chef du principal syndicat du pays l’UGTT sous Bourguiba, soutient Beji Caid Essebi dans la course à la présidence.
Abstention record ? Taieb Baccouche nous reçoit dans son beau bureau situé dans le quartier cossu de Tunis, les Berges du Lac. "Les jeunes ne s’intéressent pas à la politique. Ils ne s’inscrivent pas sur les listes électorales. Que puis-je y faire ?" s’interroge l’homme politique. Quelles solutions pour le chômage de masse des jeunes dans le pays ? Selon, les chiffres du ministère de l’Education nationale, près de 20% des jeunes âgés entre 19 et 25 ans seraient complètement oisifs, face au manque de perspectives. " D’ici quelques années, la Tunisie, va entamer sa transition démographique. Nous aurons moins de jeunes sur le marché du travail ", répond le secrétaire général du parti. Par dépit, des jeunes chômeurs ont accroché des copies de leurs diplômes sur les lieux d’affichages électoraux à Metlaoui, près de Gafsa dans le sud du pays. Selon Selim Kharat, " l’abstention risque d’atteindre des records notamment chez les plus jeunes. Et à cause de cette abstention, il est fort probable qu’aucun camp ne sorte réellement vainqueur de ces élections ". Une hypothèse inquiétante : plus de 60% des Tunisiens ont moins de 35 ans.