Nous sommes ce mardi 18 février dans une salle étroite du siège d'Ennahdha à Tunis. Il est tard. Tous les membres du conseil de la Choura, la direction du parti, sont là. Ils sont venus écouter la parole du chef, du fondateur. Rached Ghannouchi doit enfin confirmer son soutien à la composition du gouvernement. Le patron prend la parole. Patratras, il change d’avis. Il ne veut pas soutenir le nouvel exécutif. Consternation. Le ton monte, puis viennent les cris entendus dans les couloirs, rapporte la presse tunisienne.
Le lendemain, nouvelle position, les dirigeants annoncent finalement un accord avec la présidence. Ennahdha soutient finalement la constitution de l’équipe gouvernementale. Jusqu’à un nouveau rebondissement ?
La Tunisie, plus de quatre mois après les élections, pourrait enfin se doter d'un nouveau gouvernement le 26 février, date à laquelle il sera soumis à l'approbation du Parlement.
Cette énième volte-face du chef ne surprend plus l’électorat, fatigué de ces crises internes. Depuis de nombreuses années la lune de miel est bel et bien finie entre les Tunisiens et Ennahdha. Le parti représentait pourtant le changement. Il était un symbole politique de la jeune démocratie tunisienne et un des acteurs de la Révolution.
Le mouvement est fondé en 1981 par deux hommes, l’avocat Abedelfattah Mourrou et son patron actuel Rached Ghannouchi. Le parti est interdit sous le régime de Zine el-Abidine Ben Al (1987-2011).
Ennahdha, « le mouvement de la renaissance », incarne l’islam politique, le camp des conservateurs religieux. Le mouvement est alors jugé, par le pouvoir des années 90 et 2000, proche des Frères musulmans égyptiens. Le fondateur Rached Ghannouchi trouve refuge à Londres. La chute du régime incarne le temps de la revanche. Ils sont des milliers, ce jour de mars 2011, à accueillir sur le tarmac de l’aéroport de Carthage Rached Ghannouchi revenu de son exil.
L’effusion se retrouve dans les urnes. Le mouvement remporte alors largement les premières élections libres du pays en 2011. Plus de 1,5 millions de Tunisiens glissent un bulletin Ennahdha dans l’urne.
Deux Premiers ministres sont issus de ses rangs en 2012 et 2013. C’est l’apogée du mouvement.
« Le parti regroupait les classes populaires issues des régions les plus pauvres. Il avait dans ses rangs aussi de nombreux gens issus de professions intellectuelles intermédiaires comme les instituteurs par exemple. Et le mouvement avait surtout un réseau resserré d’affidés sur le terrain», note Louis-Simon Boileau, politiste spécialiste du mouvement d'inspiration islamiste. Sept ans plus tard, le tableau est plus sombre.
Déclin électoral
Moins de 600 000 Tunisiens votent pour Ennahdha aux dernières élections législatives.
« La base électorale a volé en éclats. Ils n’ont plus ce maillage territorial qui faisait leur force », constate Louis-Simon Boileau.
"Comme un symbole du déclin de son influence, le parti n’est plus en mesure d’imposer ses choix dans le choix du Premier ministre."
« Ils se battent pour l’instant pour tenter de conserver le ministère des technologies, qui a toujours été dans leurs mains », décrit le chercheur. Le parti est aujourd’hui une simple force d’appoint, loin du rôle central qu’il occupait aux premières heures de la Révolution. Que s’est-il passé ?
La marque politique Ennahdha était facilement identifiable pour les électeurs, celle du conservatisme religieux, selon les observateurs. Le parti traverse aujourd’hui une grave crise identitaire. C’est ce qu’affirme Michael Béchir Yari, chercheur au bureau de Tunis de l’International Crisis Group.
« Le parti ne donne plus le sentiment de véritablement défendre aux yeux de nombreux électeurs la dimension arabo-musulmane de l’identité tunisienne. Quelle est aujourd’hui la mission historique de ce parti ? », s’interroge le chercheur.
Ennahdha n'a plus le monopole du conservatisme
Il reste quelques marqueurs idéologiques, selon Louis-Simon Boileau mais ils sont devenus rares aux yeux de ses anciens électeurs.
« Le parti a voté contre l’égalité entre hommes et femmes sur l’héritage.
Ennahdha est surtout de plus en plus perçu comme étant un parti d’hommes qui s’enferment dans des querelles personnelles et jouent surtout leur survie politique en permanence dans des joutes parlementaires et des négociations de couloir, bien loin de la défense des valeurs de l’Islam », précise le chercheur.
Le parti n’a plus le monopole du conservatisme religieux, estime Louis-Simon Boileau.
« Le nouveau président Kais Saied incarne une austérité morale et à sa droite le parti islamiste Kamara a récupéré de nombreux électeurs de la frange dure d’Ennahdha », explique le chercheur.
Le parti d’inspiration islamiste a également un bilan social et économique bien terne. Ennahdha a été au pouvoir ou associé au pouvoir durant la majorité des législatures de la Tunisie post Ben Ali.
« Le mouvement, comme les autres partis, n’a pas réussi à répondre à l’impatience sociale et à la crise économique qui frappe le pays. Ils ont été aux affaires et ils ont échoué", explique Louis-Simon Boileau.
Plus d’un jeune diplômé sur deux de l’enseignement supérieur en Tunisie est au chômage. Le pays est très largement endetté. Face à la grogne sociale et à la pression du principal syndicat du pays, l'UGTT, le Premier ministre issu des rangs d'Ennahdha avait ainsi démissionné en octobre 2013.
L’expérience du pouvoir aura été
"désastreuse". L’arrivée de nouveaux hommes dans l’arène politique tunisienne fait ressortir les défauts d’Ennahdha, celle d’un parti passé surtout maître surtout dans les combines parlementaires et les négociations de couloirs, selon Nessryne Jelalia, directrice de l’ONG Al Bawsala.
L'ONG est chargée de rendre intelligibles les lois votées au Parlement.
« Kais Saied apparaît comme un homme intègre, qui se place au-dessus des partis et qui cherche à faire valoir l’intérêt général. Ennahdha et la figure de Rached Ghannouchi renvoient aux combines politiques parlementaires. Les Tunisiens n’en peuvent plus des imbroglios politiques. Ils ont vécu cet état de tensions lors de la précédente législature. Le parlement est responsable selon eux de ce qui se passe et au premier chef Ennahdha», estime la directrice de l'ONG.
Vers un changement générationnel
Ennahdha peut-il disparaître ? Un nouveau chapitre est sans doute en train de s'ouvrir. La vieille garde des fondateurs est en train de passer la main. Abdelfatah Mourrou, 71 ans, le co-fondateur du parti, a été éliminé dès le premier tour de la présidentielle.
Un congrès du parti doit avoir lieu cette année, en 2020. Il doit régler la succession de Rached Ghannouchi, 78 ans. Le défi des successeurs sera immense, redéfinir ce que doit être un parti issu de l’islam politique au sein de la jeune démocratie tunisienne.