Fil d'Ariane
“En ce qui concerne le FMI, les diktats provenant de l’étranger et qui ne mènent qu’à davantage d’appauvrissement sont inacceptables”, déclare le président tunisien Kaïs Saïed. De cette manière, il rejette les conditions imposées par le Fonds monétaire international (FMI) à l'octroi d’un prêt à son pays. L’alternative serait “qu’on compte sur nous-même”, ajoute-t-il. En cas de non-signature de l'accord, de nombreux pays Occidentaux, comme les États-Unis, prédisent un "effondrement" de la Tunisie. Par ailleurs, Washington ou Bruxelles conditionnent leur aide financière à cet accord avec le FMI.
Endettée à environ 80% de son PIB, la unisie a obtenu un accord de principe du FMI à la mi-octobre pour un nouveau prêt de près de 2 milliards de dollars pour l’aider à surmonter la grave crise financière qu’elle traverse. Mais les discussions sont dans l’impasse, faute d’engagement ferme de la Tunisie à mettre en oeuvre un programme de réformes pour restructurer les plus de 100 entreprises publiques tunisiennes lourdement endettées et lever les subventions sur certains produits de base et sur le carburant.
Pourquoi les discussions sont dans l’impasse ? “ Le gouvernement s’est mis d’accord d’un point de vue technique sur ce programme, mais en décembre, toutes les conditions n’ont pas été réunies pour la signature”, explique Habib Zitouma, professeur d’économie à l’Université de Tunis El Manar. “D’abord, le syndicat (NDLR : l’Union Générale Tunisienne du Travail, un véritable contrepouvoir) a déclaré qu’il était clairement contre la loi sur les entreprises, qui peut éventuellement ouvrir la voie à un programme de privatisations”, analyse-t-il. Selon lui, il s’agit d’une “résistance au changement.”
Tout ce qu’on sait, c’est que le président ne veut pas prendre ce risque-là d’une instabilité sociale.Habib Zitouma, professeur d’économie à l’Université de Tunis El Manar
Par ailleurs, Kaïs Saïed justifie sa réticence en rappelant les meurtrières “émeutes du pain”, sous le régime de Bourguiba, dans les années 1980. Elles avaient été provoquées par le brusque retrait de subventions sur les denrées alimentaires. “Tout ce qu’on sait, c’est que le président ne veut pas prendre ce risque-là d’une instabilité sociale”, estime Habib Zitouma.
Hatem Nafti, essayiste franco-tunisien et auteur du livre “Tunisie : vers un populisme autoritaire ?” aux éditions Riveneuve rappelle que “le président n’a pas explicitement refusé le prêt du FMI”, mais seulement “les injonctions du FMI.” Selon lui, cela s’explique par le fait que Kaïs Saïed “est entouré de personnes qu’on qualifierait d’alter-mondialistes et souverainistes” qui estiment “que la Tunisie doit sortir du système néolibéral, de la domination occidentale.” Cette sortie passe par un rejet du FMI. Cependant, l’essayiste note également que “le gouvernement continue de négocier avec le FMI”, ce qui montre que cette porte n’est pas totalement fermée.
Selon Hatem Nafti, “le président est convaincu d’une chose, qui peut paraître folle comme ça.” Après la chute de Ben Ali en 2011, une commission d’enquête sur la corruption et les biens mal acquis en Tunisie a rendu un rapport, estimant le manque à gagner en raison de la corruption. Selon le ministre des domaines de l’État de l'époque, ce manque à gagner s’élève à 13 milliards de dinars (soit l'équivalent de presque 4 milliards d'euros ce 10 avril). “Kaïs Saïed, qui était à l’époque un simple professeur de droit constitutionnel, est parti sur l’idée que si cet argent pouvait être récupéré, les aides extérieures ne seraient plus nécessaires à la Tunisie, explique l’essayiste. Il se trouve que cette somme correspond plus ou moins à ce que la Tunisie va emprunter au FMI pour rembourser ses dettes.”
Il est convaincu que cet argent existe, alors qu’il s’agit en réalité d’une estimation de ce que la Tunisie aurait pu gagner.Hatem Nafti, essayiste
Afin de récupérer cet argent, Kaïs Saïed a édiqueté une loi et créé une commission. “Le problème, c’est qu’il est convaincu que cet argent existe, alors qu’il s’agit en réalité d’une estimation de ce que la Tunisie aurait pu gagner”, explique Hatem Nafti. Ses déclarations s’expliquent donc par le fait qu’“il laisse son gouvernement négocier avec le FMI pour gagner du temps, mais il est convaincu qu’il peut récupérer cet argent et qu’il n’aura plus besoin du FMI”, analyse l’essayiste.
Faire sans le FMI, ça veut dire que ce sera plus douloureux.Habib Zitouma, professeur d’économie à l’Université de Tunis El Manar
Que se passerait-il si le gouvernement tunisien venait à ne pas accepter le prêt du FMI ? “Si le gouvernement assainit les finances publiques, arrive à limiter au maximum le coût des subventions, sans programme du FMI, à très court terme peut-être qu’il aura des difficultés de financements”, considère Habib Zitouma. Cependant, sans le FMI, le gouvernement pourrait “être obligé de mettre en place des actions très autoritaires”, poursuit l’économiste, comme par exemple des interdictions d’importation. La Tunisie pourrait se passer du FMI “si l’État est fort, arrive à faire les arbitrages, à résister aux pressions sociales des recrutements, des augmentations”, poursuit-il. Sauf que c’est assez difficile à mettre en place, selon l’économiste. Pour lui, “faire sans le FMI, ça veut dire que ce sera plus douloureux.”
“Une alternative serait que d’autres pays aident de manière bilatérale la Tunisie”, analyse Hatem Nafti. “C’est partiellement fait par l’Algérie, qui souhaite aussi que la Tunisie se [détourne de l'Occident], poursuit-il. Mais cela se fait au prix d’une vassalisation plus accrue avec l’Algérie.” Par ailleurs, l’entourage de Kaïs Saïed prônent un rapprochement avec les BRICs (Brésil, Russie, Inde, Chine), selon l’essayiste. “Malheureusement, les élites imaginent un peu par paresse intellectuelle que les BRICs fonctionnent de la même manière que le FMI”, poursuit-il. Par exemple, “la Chine n’est pas connue pour prêter. Elle fait plutôt des investissements, tels que des constructions de routes, ou des prêts sur gage”, décrit-il.
De son côté, Habib Zitouma considère que l’aide venue de la Chine est “plus coûteuse, moins transparente.” L'économiste considère cependant qu’il “y a de la marge pour faire un programme pro-croissance plutôt qu’un programme d’austérité. Or, le programme du FMI est plus austérité que pro-croissance.”
Dans la guerre d’influence, il se peut que la Chine ou la Russie déroge à la règle et ouvre les vannes pour récupérer la Tunisie.Hatem Nafti, essayiste
Kaïs Saïed peut-il rester sur cette position ? Selon Hatem Nafti, non, “mais il peut toujours y avoir une sorte de coup de théâtre.” “La Tunisie est l’un des derniers pays d’Afrique qui ne soit pas passé dans la sphère d’influence soit russe, soit chinoise, soit les deux”, analyse-t-il. “Dans la guerre d’influence, il se peut que la Chine ou la Russie déroge à la règle et ouvre les vannes pour récupérer la Tunisie.”