Tunisie : la future constitution divise le pays

L'assemblée constituante tunisienne où le parti islamiste Ennahda a la majorité doit proposer au vote en juillet la nouvelle constitution devant remplacer celle de 1959. La troisième version de cette constitution donnée à la presse fin avril a provoqué un tollé général des partis de gauche et des promoteurs de la révolution. Entretien avec Sélim Kharrat, directeur d'Al Bawsala, une ONG issue de la révolution.
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Tunisie : la future constitution divise le pays
L'assemblée nationale constituante tunisienne - AFP
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La nouvelle constitution tunisienne est contestée par les opposants du parti au pouvoir, Ennahada, sur de nombreux points. Opacité, interprétations larges permettant de rétablir la peine de mort, respect des droits universels de l'homme 'flexibles' : de nombreux opposants au texte estiment qu'Ennahda, (qui préside l'Assemblée nationale constituante) veut avant tout installer la charia dans le texte de la loi fondamentale, mais sans le dire. Plusieurs articles de ce projet de constitution sont effectivement troublants, comme l'article 22 : "Le droit à la vie est sacré, il ne peut lui être porté atteinte que dans des cadres fixés par la loi." Que faut-il comprendre du caractère sacré de la vie, mais auquel on peut porter atteinte "dans le cadre de la loi" ? Ainsi, pour l'inviolabilité du domicile et de la vie privée, la confidentialité des communications, des données personnelles, l'Etat les protège sans aucune limite…sauf dans les cas définis par la loi et celui du flagrant délit. Le cadre de la loi peut donc défaire sans cesse ce que la constitution affirme défendre. Les arrestations et mises en détention sont possibles sur "flagrance", laissant donc une latitude très grande aux services de l'Etat, et la durée de détention est…toujours définie par la loi : l'enfermement arbitraire sans limitation de durée est-il possible avec cette constitution ? Il semble que oui, comme un rétablissement de la peine de mort et un respect des droits de l'homme à la carte, de type islamiste, puisque ces droits universels de l'homme inscrits dans le projet de constitution tunisienne sont présents dans le préambule mais pris en compte "sur la base des constantes de l’Islam (…)dans la mesure où ils sont en harmonie avec les spécificités culturelles du peuple tunisien". Une élue d'Al-Massar (Voie démocratique et sociale, parti de centre-gauche), Salma Baccar, vice-présidente de la commission des droits et libertés, estimait dès le jour de la présentation du texte à la presse, que des propositions d'articles de loi de la constitution ont été imposées aux députés de l'Assemblée nationale constituante (ANC). L'élue affirme aussi que le rapporteur de l'Assemblée nationale constituante "s'est dépêché de remettre aux médias le texte sans qu'il n'ait été distribué aux députés, avec 5 ou 6 articles modifiés sans que personne ne soit au courant". Ce brouillon présenté à la presse fin avril, traduit en français par le Programme des Nations Unis pour le développement en Tunisie est proposé par TV5Monde à la lecture et au téléchargement en fin d'article. Le site de l'ONG Al Bawsala, Marsad, propose lui aussi le texte de la constitution, avec un accès par thèmes, et la possibilité de twiter ou partager sur Facebook chacun des 139 articles.

Entretien : Sélim Kharrat

11.05.2013Propos recueillis par P.H.
Entretien : Sélim Kharrat
Sélim Kharrat est le directeur d'Al Bawsala (la boussole en français), une ONG tunisienne issue de la révolution, indépendante des partis politiques, qui vise à informer les citoyens sur le travail des députés, permettre la plus grande transparence possible et aider à contrôler le parlement. La constitution présentée le 22 avril à la presse par le rapporteur de l'ANC est-elle aboutie et peut-elle être votée en l'état ? Ce n'est en aucun cas la version définitive qui sera débattue en plénière. Il se trouve que cette dernière version est le fruit du travail du comité mixte d'harmonisation et de coordination des travaux des six constituantes et qui a été soumis ensuite à un comité d'experts désignés par les élus eux-mêmes. Ce conseil devait rajouter un vernis juridique si je puis dire, souligner les contradictions éventuelles, et donner des conseil et des recommandations. Donc la constitution doit être retouchée ? Oui, ce n'est pas le travail définitif de l'Assemblée. Avant que le projet du texte de constitution revienne à l'Assemblée pour être discuté, ce qui est la dernière étape dans l'agenda, le comité mixte va revoir le travail fait par le comité d'experts en droit constitutionnel, et va probablement renvoyer les différentes copies aux six constituantes. Parce qu'il y a un léger conflit entre ce comité mixte et les six commissions constituantes.
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Sélim Kharrat, directeur de l'ONG Al Bawsala
De quelle nature est ce conflit ? 
C'est un flou au niveau de l'interprétation du règlement intérieur de l'Assemblée, mais il y a aussi certains constituants qui estiment que ce comité mixte ne peut toucher en aucun cas au fond des travaux des commissions constituantes, alors que d'autres constituants pensent que le comité mixte, de par son rôle central, peut toucher au fond.   Ces retouches seront un simple toilettage ?  Je pense que cela va aller au delà d'un simple toilettage, dans la mesure où il y a eu un dialogue national entre les différents partis politiques. Et la teneur de ces débats et discussions a porté sur les points conflictuels qui subsistent toujours dans le dernier brouillon de la constitution.  Mais ce brouillon est-il en accord avec les aspirations de la révolution tunisienne, selon vous ?  Non, on ne peut pas l'affirmer. Il y a certains points positifs, comme un certain niveau de décentralisation, et cela faisait partie des réclamations des jeunes, notamment en région et qui ont été en avant pendant la révolte. Mais il y a de nombreux points qu'il va falloir modifier, supprimer, particulièrement tout ce qui a trait à une lecture idéologique de ce projet de constitution. On ne peut pas rédiger une constitution qui est censées rassembler l'ensemble des Tunisiens, dans une phase de transition, après une révolution, en y ajoutant des tampons très idéologiques.  Justement, sur l'aspect idéologique, le préambule présente les droits universels de l'homme en les conditionnant à l'islam et la spécificité tunisienne. C'est là que se situe l'idéologie, il semble ?  Tout à fait, et c'est ça qui est reproché à certains constituants qui veulent mettre en avant la notion de spécificité culturelle, identitaire, des droits universels. Et cela renvoie à un conflit qui se joue à l'échelle mondiale entre les pays arabes et musulmans d'un côté et les autres pays de l'autre, dans leur interprétation pour les premiers de l'universalité des droits humains. C'est d'ailleurs un débat qui a ponctué les débats de l'Assemblée depuis les débuts de ses travaux. Jusqu'où peut-on aller sur la notion de l'universalité des droits de l'homme ? Il semble que leur [ceux qui défendent des droits universels spécifiques] lecture de cette spécificité culturelle renvoie à l'idée de "nous peuples arabes et musulmans nous aurions une conception, une définition propre à nous-mêmes des droits humains".  Un peu comme la Chine ? Exactement.  Sur les aspects inquiétants du projet actuel de constitution, il semble que l'article 22 permette la peine de mort ?  Oui, c'est un article très contradictoire : il garantit le caractère sacré de la vie mais permet une atteinte à ce caractère par la loi. Il y a aussi la question de l'avortement qui peut être mise en cause : aujourd'hui l'avortement est légiféré et pratiqué exactement comme en France. Avec cet article qui stipule le caractère sacré de la vie, on peut se demander ce que le droit à l'avortement peut devenir…  Ces dispositions contradictoires, du caractère légal mettent en cause l'aspect constitutionnel du texte ?  Bien entendu et c'est le point qui a été le plus souligné par les experts en droit constitutionnel : ce texte va façonner la vie des Tunisiens pour les 50 ou 100 prochaines années, on ne peut pas conditionner des articles de la loi fondamentale par ses dispositions légales, puisque par nature, le législateur peut faire évoluer en permanence ces dispositions !
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Mustapha Ben Jafaar, Président de l'Assemblée Nationale constituante - AFP.
Mais certaines parties ne sont pas révisable, comme l'article qui indique l'islam en tant que religion de l'Etat et dans le même temps le caractère civil de l'Etat ?  
Encore un article qui traduit l'esprit contradictoire de ce brouillon de constitution. Cela nous donne aussi une idée sur la nature des débats, les argumentaires et contre-argumentaires qui ont alimenté les débats à l'Assemblée depuis un an et demi. Pour arriver à un consensus, on a parfois tout et son contraire dans un même article, comme le caractère civil de l'Etat alors que l'islam est déclaré religion de l'Etat, juste avant. Il y a une redondance de ce caractère identitaire dans ce projet de constitution, comme si la Tunisie courait le risque de perdre son identité arabo-musulmane.  
   
Qu'est-ce qu'il va se passer à votre avis ? 
Ennahda n'a pas la majorité des deux-tiers pour voter le texte. Personne n'a intérêt à transmettre un document final sans un consensus le plus large possible parce qu'on court le risque d'aller au référendum ce qui risque de retarder encore plus le processus de transition et de compliquer la situation de la Tunisie. Et si il y avait référendum, j'ai bien peur que ce référendum se transforme en pour ou contre l'islam, ou pour ou contre une société musulmane accrochée à ses traditions et à son identité. Mais par contre, le signal positif quand on discute avec les constituants, c'est qu'ils sont tous d'accord à vouloir un maximum de consensus et un accord vraiment global avant de passer au vote des articles un par un. Donc il me semble qu'Ennahda va devoir faire marche arrière et qu'elle renonce à certaines dispositions et certains articles au sein de ce brouillon de constitution.