Fil d'Ariane
TV5MONDE : Cette loi 52 est responsable d'un tiers des détenus tunisiens, selon l'ONG Human Rights Watch. Comment est née cette loi, toujours en vigeur dans le pays ?
Aziz Barkaoui : La loi 52 a remplacé la loi 64. Elle date du 8 mai 1992. Et elle a été promulgée dans un contexte politique un peu particulier. En effet, à l’époque, le frère de Ben Ali avait été condamné dans une affaire de drogues, connue sous le nom de “Couscous connection”. La Tunisie était donc pointée du doigt par la communauté internationale dans sa lutte contre la drogue. Cette loi est donc née dans un contexte politique très précis. Elle est aujourd’hui une loi liberticide qui touche beaucoup de jeunes.
Cette loi 52 met les jeunes en risque perpétuel de condamnation
Aziz Barkaoui , militant des droits humains
Selon les statistiques, en effet, 28% de la population carcérale est détenue au nom de cette loi. Et ces détenus sont majoritairement jeunes. C’est une loi qui, selon Humans Rights Watch ou d’autres, ne lutte pas contre la drogue, mais qui détruit la vie de ces jeunes. On voit que cette loi a toujours été utilisée pour réprimer. Elle a été utilisée contre des activistes, contre des rappeurs, contre des jeunes gens. Elle met les jeunes en situation de risque perpétuel de condamnation.
TV5MONDE : Le chef du gouvernement, Hichem Mechichi a promis de réviser cette loi controversée, sachant qu’elle avait été déjà assouplie en 2017. Est-ce encore un effet d’annonce ?
Aziz Barkaoui : Je pense que c’est un effet d’annonce face à l'aberration juridique de cette affaire. Il a été obligé de réagir, mais aura-t-on vraiment une réforme de cette loi ? Je ne pense pas. Ils l’ont déjà fait en 2017 certes, mais la loi continue à être appliquée. En 2019, on comptait encore 4000 arrestations, donc ça n’a pas vraiment changé les choses. J’ai des doutes sur les intentions du chef du gouvernement mais espérons que les choses iront dans ce sens.
TV5MONDE : Où en est la transition démocratique avec de telles lois répressives pour la jeunesse ?
Aziz Barkaoui : Ce qu’on voit ces jours-ci est inquiétant. Malheureusement, 10 ans après la révolution, avec cette condamnation nous continuons d'assister à des arrestations arbitraires. 1600 jeunes ont été ainsi arrêtés au mois de janvier. On voit vraiment une réel inquiétude sur l'avenir du processus révolutionnaire. Cette loi 52 est une loi qui n’a plus lieu d’être et qui doit être révisée par le gouvernement ou les institutions de l'État.
Tunisie : vers une révision de la loi 1952 ?
TV5MONDE : La répression est donc la seule réponse de l’État face à une situation sociale difficile pour les jeunes du pays ?
Aziz Barkaoui : Malheureusement, l’État n’a rien fait pour les quartiers populaires. Il n'a rien fait pour cette jeunesse délaissée et pour les régions défavorisées. Que ce soit pour des questions de consommation de drogues, ou d’autres questions sociales, on constate que c’est une conséquence de l’absence de l’État. La seule reponse que l’État donne à ces jeunes-là réside dans répression et la brutalité policière. Cela m’inquiète beaucoup parce qu'en 2011, et même avant, en 2008, on était déjà sur des questions d’inegalités sociales, regionales. Et l'État n'agit toujours pas.
Quand les jeunes sortent dans la rue pour demander à être écoutés, la seule reponse qu'ils ont en face, c’est la violence policière. Qu’est ce qui a changé apres ces dix années ? Normalement, on ne devrait pas revoir ces scènes là. Aujourd'hui, j’ai l’impression de revivre l’époque des années 2010 et 2011 en Tunisie, avec la répression policière, les campagnes de diffamation médiatiques. On est retourné à la case départ.
Aziz Barkaoui : Quand on voit les réactions politiques, ou même médiatiques, j’ai l’impression que non. Certes, il y a eu des changements politiques qui ont amenés plus de libertés, mais, au niveau social, rien n’a été fait jusqu’à aujourd’hui.
TV5MONDE : La contestation dans la rue peut-elle continuer ?
Aziz Barkaoui : La situation économique des jeunes est telle qu'elle ne peut que continuer. Un jeune de 15 ans sans avenir va continuer à sortir dans la rue. Si l’État n’arrive pas à trouver une solution pour ces jeunes là, je ne pense pas que le mouvement s'arrêtera. Il faut que la classe politique se pose les vrais questions sur cette situation.
TV5MONDE : L’emprisonnement d’une certaine jeunesse, sous couvert de lutte contre la drogue peut-il représenter un risque de radicalisation en prison, par exemple ?
Aziz Barkaoui : En tout cas, la prison crée une stigmatisation sociale. Énormément de jeunes étudiants ou des bacheliers se sont retrouvés en prison et ont tout perdu. Ils ont été par la suite marginalisés. Donc oui, il y a des risques de criminalité et de radicalisation. Cet emprisonnement peut écraser leur vie. Quand on est un jeune étudiant en médecine, en droit, avec un avenir et qui, à cause de cette loi, se retrouve stigmatisé par la société, ça ouvre la porte à de nombreuses dérives, malheureusement.