Tunisie : le duel entre le président et le Parlement enfonce davantage le pays dans la crise

La crise politique sévit toujours en Tunisie. Depuis le 15 janvier dernier, un bras de fer est engagé entre les deux têtes de l’exécutif, le président Kaïs Saïed et le premier ministre Hichem Mechichi, soutenu par une majorité parlementaire. La question est simple : qui détient le pouvoir ? Ce duel au sommet de l'État lasse de plus en plus de Tunisiens victimes de la crise sanitaire et économique. Analyse.
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hichem mechivhi kais siaed
Hichem Mechichi est reçu ce 15 juillet 2020 par le président Kaïs Saïed au palais de Carthage au moment de sa nomination comme premier ministre.
AP/ Slim Abid
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Les trains sont affrétés. Les militants sont attendus. Ce samedi 27 février, le parti issu de l’islam politique Ennahdha espère mobiliser dans la capitale Tunis plusieurs milliers de ses partisans venus de toutes les régions du pays. Le mot d'ordre de cette manifestation selon le porte-parole du parti, Fathi Ayadi, est simple. Il faut «soutenir l'expérience démocratique». L'objectif, en fait, est plus précis. Le mouvement islamiste espère faire céder le président Kaïs Saïed et l’obliger à avaliser la nomination de onze nouveaux ministres. En effet, le chef de l'État, Kaïs Saïed, s’oppose à un remaniement proposé par son chef du gouvernement, Hichem Mechichi, soutenu par Ennahdha et les libéraux  de Qalb Tounès.

Le président Kaïs Saïed accuse certains des membres du gouvernement de corruption. Depuis son palais à Carthage, l’austère président conservateur reproche au chef du gouvernement de ne pas l’avoir consulté et d’avoir démis de leurs fonctions ministérielles cinq de ses proches, mettant fin au fragile partage du pouvoir entre président, gouvernement et Parlement. Et le président de réclamer le départ du chef du gouvernement.

Le premier ministre Hichem Mechichi est en place depuis seulement sept mois. Il avait succédé à Elyes Fakhfakh, en poste pendant seulement cinq mois. Il n'entend pas partir. Le bras de fer dure donc depuis le 15 janvier entre le palais présidentiel et le gouvernement soutenu par le parlement. Les positions semblent donc figées, irréconciliables.

Qui dirige le pays ? Le président ou le chef de gouvernement ?

Ces rapports difficiles entre présidence et parlement ne datent pas seulement de cette mandature, estime Louis-Simon Boileau, chercheur, docteur associé au CERI de Sciences Po Paris, spécialiste de la vie politique tunisienne. Au dèla des querelles personnelles, le problème semble  en effet structurel. La question est toujours la même. Qui dirige le pays ? Le président ou le chef de gouvernement ?  La pratique du pouvoir n’a pas encore réellement répondu à cette question.
 

Le chef du gouvernement tire sa légitimité du parlement élu. Le président est élu au suffrage universel direct. Ce sont deux légitimités qui s’affrontent.
                                        Louis-Simon Boileau, chercheur associé au CERI de Sciences Po

« Le régime est un régime parlementaire selon les textes de la Constitution. Le chef du gouvernement tire sa légitimité du parlement élu. Il préside le Conseil des ministres et non le président. Mais le président est élu au suffrage universel direct. Ce sont deux légitimités démocratiques et politiques qui s’affrontent », décrit Louis-Simon Boileau. « Déjà le président Béji Caïd Essebsi (2014-2019) cherchait à court–circuiter le pouvoir du premier ministre en présidant un Conseil de sécurité nationale avec des ministres choisis », ajoute Louis-Simon Boileau. Cette rivalité entre présidence et chef du gouvernement a été également accentuée par la personnalité et le caractère du nouveau président.
 

Une Cour constitutionnelle, capable de trancher entre président et gouvernement, est bien inscrite dans les textes de la Constitution. Mais elle n’a jamais été mise en place.

Louis-Simon Boileau, chercheur associé au CERI de Sciences Po Paris

« Celui-ci a construit sa popularité et son élection sur un refus et une critique des partis politiques », explique le chercheur. « Mais ce n’est pas la seule raison. Ces rivalités se sont renforcées surtout par l’absence de Cour ou de Conseil constitutionnel », arbitre de toute constitution démocratique, estime le chercheur français.« Une Cour constitutionnelle est la seule capable de trancher et de mettre fin à ces conflits au moins d’un point vue constitutionnel entre le président et le gouvernement. Une Cour constitutionnelle serait compétente pour trancher sur les pouvoir du président. Est-ce que le président a le pouvoir d'agir sur les nominations de nouveaux ministres ? Une Cour constitutionnelle est bien inscrite dans les textes de la Constitution. Mais elle n’a jamais été mise en place. Les députés ont peur qu’une instance indépendante retoque leurs lois », explique le chercheur français.

Selon Louis-Simon Boileau, elle permettrait de pacifier les débats et les affrontements politiques. « L'absence d'une Cour constitutionnelle avait été déplorée au moment de la dernière éléction présidentielle où plusieurs faits inédits se sont produits avec le décès du président en exercice ou l'emprisonnement d'un des principaux candidats de l'élection présidentielle, l'homme d'affaires Nabil Karoui », constate le chercheur.

TUNSIE PÄRLEMENT
Le premier ministre Hichem Mechichi, ce 26 janvier 2021, demande un vote de confiance au parlement. Le parlement compte 21 partis politique en son sein.
AP/Hassene Dridi

Nesrine Jelalia est directrice de l'ONG Al Bawsala, la boussole. L'ONG essaie de rendre compréhensible les enjeux des débats parlementaires pour le grand public tunisien.  La directrice pointe pour sa part les errements du Parlement et de sa classe politique. « Le président nomme 4 juges constitutionnels. Le Conseil de la magistrature nomme 4 juges et le Parlement doit en nommer quatre autres. Les quatres juges nommés par le Parlement doivent être élus par deux tiers des parlementaires. Il manque ces 4 juges choisis par le Parlement. Ils n'ont jamais réussi à s'entendre», confie Nesrine Jelalia, directrice d'ONG.

Ni ministre de la Santé, ni ministre de l'Intérieur

« Une partie de la classe politique est responsable de ce blocage politique. L'intérêt particulier l'emporte de plus en plus sur l'intêrêt général. Il y a un vrai problème de culture démocratique au sein des formations politiques. C'est la culture du chef et non le débat démocratique qui l'emporte. Certaines formations ont été montées par des hommes d'affaires pour défendre leurs intérêts », explique Nesrine Jelalia.

« On aurait pu penser que le président conservateur Kaïs Saïed et le parti issu de l'islam politique, Ennahda,  auraient pu s'entendre en partagant un certain nombre de valeurs mais ce n'est même plus le cas. Les partis sont devenus des formations un peu sans idéologie. Du moins, elles pensent plus à leur survie», constate pour sa part le chercheur Louis-Simon Boileau. 

L'instabilité politique empêche toute forme de réponse forte face à la pandémie. Le ministre de la Santé a été démis de ses fonctions depuis plus d'un mois en pleine pandémie.

Nesrine Jelalia, directrice d'ONG

Quel est l'impact de cet affrontement entre le gouvernement et la présidence sur la conduite de l'État alors que le pays traverse une grave crise économique et sociale liée en partie à la pandémie de coronavirus ? L'instabilité politique est devenue la norme. Plus de 9 chefs de gouvernement se sont succédés en 10 ans depuis la chute de Ben Ali.

« Le pays a aujourd'hui un chef de gouvernement sans gouvernement. L'instabilité politique empêche toute forme de réponse forte face à la pandémie. Le ministre de la Santé a été démis de ses fonctions depuis plus d'un mois mais son sucesseur n'a pas encore pris ses fonctions. Le pays n'a toujours pas de vaccins», constate amère Nesrine Jelalia, directrice de l'ONG Al Bawsala. Le nouveau ministre de l'Intérieur n'a pas non plus pris ses fonctions.

Le pays vient d'enregistrer une récession de plus de 9% de son économie pour l'année 2020. Et le FMI prévoit la même chute d'activité pour cette année 2021.  « Les bailleurs de fonds du pays que sont le FMI et la Banque mondiale demandent au gouvernement de préparer un plan de relance économique et sociale. Rien n'a été voté dans ce sens », décrit Nesrine Jelalia. Le pays n'a pas encore bouclé son budget pour l'année 2021.

Nostalgie de l'ère Ben Ali

Les conséquences de ces blocages et de cette instabilité politique sont catastrophiques pour la culture démocratique du pays, selon la directrice de l'ONG Al Bawsala.
« Les Tunisiens vivent dans une forme de désarroi vis à vis de l'Etat et de sa classe politique qui ne répond pas à la crise sociale et politique. L'Etat n'a que le visage de la répression »,  estime Nesrine Jelalia. La tentation autoritaire existe-elle ? « La nostalgie de l'ère Ben Ali n'est pas loin. Beaucoup de Tunisiens ont le sentiment que les inégalités étaient moindres sous Ben Ali », ajoute la directrice Nesrine Jelalia.

Le Parti destourien libre (PDL), mené par une ancienne cadre du parti de Ben Ali, Abir Moussi, a ainsi le vent en poupe dans les sondages. Il prône l’éradication des islamistes, principale force politique parlementaire depuis 2011, et le retour à un régime présidentiel à poigne avec un parlement au pas.

Voir : Tunisie : "La révolution n'a pas tenu ses promesses"

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