Fil d'Ariane
Lofti Ben Amor est médecin à Sousse, ville touristique sur la côte à l'est du pays. Ce médecin libéral ne cache pas son inquiétude face à la pandémie. « Le personnel médical est prêt psychologiquement. Mais je crains que les moyens ne suivent pas et restent très insuffisants. Nous avons un hôpital public à Sousse. Mais la structure hospitalière manque de matériel pour faire face à l’afflux des cas les plus graves. Ce qui inquiète énormément les responsables de l’hôpital public, c’est le manque de respirateurs pour ventiler les poumons des cas les plus critiques. Du nombre de respirateurs disponibles dépendra réellement le niveau de lits possibles en réanimation », insiste le praticien.
Cette vague épidémique qui touche la Tunisie intervient au plus mauvais moment pour le système de santé dans le pays. La Tunisie depuis son indépendance a construit son modèle de santé sur le modèle français, centré autour de l’hôpital public. La ville de Sousse possède son centre hospitalier universitaire (CHU). Mais l’hôpital public en Tunisie connaît des heures difficiles depuis de nombreuses années. Un fait divers en mars 2019 avait pointé du doigt l’état de délabrement des structures de santé.
Revoir : Tunisie : six nouveaux cas de bébés morts dans une maternité
La mort de 12 nourrissons en quatre jours dans une grande maternité publique de Tunis avait ému le pays. Une campagne lancée sur les réseaux sociaux, « Balance ton hôpital », avait trouvé un écho. Des dizaines des médecins, d’étudiants en médecine et de patients dénonçaient l’état de vétusté des établissements de l'hôpital public témoignant par exemples de salles d'attente inondées, de présence de rats dans les couloirs, d’ascenseurs en panne, ou encore de toilettes insalubres.
Les médecins lancent la campagne «#BalanceTonHopital» https://t.co/VgswpJQy1p
— Khaled (@MoonNeighbour) March 11, 2019
Des images choquantes sont en train d’être partagées sur ce hashtag pic.twitter.com/kklpUFJqwS
Ces témoignages dénonçaient alors un système de santé à bout de souffle, au budget alloué au compte-gouttes par le gouvernement contraint à la réduction des dépenses publiques. Les hôpitaux publics affichaient alors une dette de plus de 100 millions d'euros. Le ministre de la Santé en poste Abderraouf Cherif avait fini par démissionner en mars 2019 face au scandale. Et le gouvernement de l’époque avait promis de réinvestir massivement dans l’hôpital public. Les choses ont-elles changé depuis ?
« Il est très difficile de relever des services hospitaliers en quelques mois. Et puis à côté de notre misère matérielle, nous manquons aussi de ressources humaines », explique le docteur Lofti Ben Amor.
« Tous nos jeunes médecins diplômés partent, soit vers la France, où ils passent un examen d'équivalence soit vers d’autres pays, notamment ceux du Golfe pour les plus anciens. Chaque année, la Tunisie n’arrive pas à freiner cet exode qui est dramatique. J’aurais pu personnellement partir en France mais j'ai finalement fait le choix de ne pas le faire », témoigne le jeune médecin.
Un de ses confrères de l'hôpital public de Sousse abonde dans le même sens. Il préfère rester anonyme. En tant que fonctionnaire, il avance un droit de réserve. « C'est un vrai désastre. Actuellement, nous avons 20 respirateurs pour une zone de près de 500 000 habitants. C'est totalement insuffisant mais le matériel en temps de crise peut se commander rapidement. Par contre, former un médecin, une infirmière, cela prend des années. Nous avons un vrai déficit de compétences au sein de nos structures hospitalières. Nous ne sommes pas prêts », assure le médecin de l'hôpital public.
Le syndicat national des médecins estimait à 800, en novembre dernier, le nombre de jeunes médecins partant vers l’étranger chaque année. Un chiffre vertigineux pour un pays de 10 millions d’habitants.
Le ministère de la santé tunisien, face à l'arrivée de l'épidémie du coronavirus, vient donc d'annoncer des mesures d’urgences. Les médecins, tentés par le départ doivent désormais rester dans le pays, et ce jusqu’à la fin de la crise du Covid-19.
Les médecins de ville seront déployés dans les hôpitaux pour aider les services des urgences. L’exportation de matériels médicaux produits dans le pays, comme les masques, est désormais interdite.
Revoir : coronavirus en Tunisie : des ouvrières confinées au travail
Dans une usine, près de Kairouan, 150 personnes, des ouvrières pour la plupart, se sont volontairement enfermées, avec de quoi vivre en quasi autarcie, afin de pouvoir continuer à fabriquer des masques et des protections pour les soignants luttant contre le coronavirus.
Dans le gouvernorat de Tunis, le centre hospitalier d’Ariana est désormais entièrement dédié à la lutte contre l’épidémie pour le grand Tunis. Une organisation similaire dans les autres provinces, centrée autour d'une grande structure hospitalière, est en train de se mettre en place. Le ministère de la Santé estime à 1000 le nombre possible de lits en réanimation grâce aux renforts des cliniques privées du pays.
« Ce chiffre peut être atteint grâce au concours du privé mais aurons-nous le matériel ? Aurons nous les respirateurs ? Je ne sais pas », s’interroge le médecin Lofti Ben Amor
Pour son confrère, le médecin de l'hôpital public de Sousse cité ci-dessus, qui préfère rester anonyme, toutes ces mesures sont prises dans la précipitation et le risque de chaos n'est pas loin. « L'organisation de la prise en charge a commencé très tardivement. La gestion administrative se cherche encore et trébuche souvent dans nos hôpitaux. Nous saurons réellement si ces mesures seront efficaces lorsque le flux de patients augmentera », estime le médecin hospitalier.
Le pays est confiné depuis ce dimanche 22 mars et les Tunisiens ont cessé de se rendre chez leurs médecins de familles. La télé-consultation reste techniquement impossible pour une grande majorité d'entre eux. Et les médecins s’organisent donc comme ils peuvent pour tenter de rassurer leurs patients.
« Nous avons créé un groupe Facebook de médecins avec nos numéros de portables pour pouvoir calmer par téléphone les inquiétudes », décrit le médecin Lofti Ben Amor. « Pour l’instant, je n’ai pas encore constaté de cas de Covid-19 mais ce qui me frappe, c’est l’état d'angoisse dans lequel se trouvent certaines personnes ».