TV5MONDE : Comment interpréter les dispositions exceptionnelles prises par le président ? Vincent Geisser : Il faut revenir au
fameux discours du 25 juillet. C'est par ces mots que le président s'est arrogé tous les pouvoirs à titre exceptionnel. Il y avait, à ce moment-là, deux hypothèses.
La première était de considérer cette prise de parole comme une sorte de coup politique, comme un moyen de faire pression sur les partis, les députés, afin qu'ils rentrent dans le rang. Compte tenu de la situation économique, sociale et financière, le président voulait marquer son pouvoir sur les parlementaires et le premier ministre avec qui il était en désaccord.
La seconde, qui semble se vérifier, était qu'il signifiait clairement la première étape d'un processus de changement de régime. C'est-à-dire une volonté d'abolir, si je puis dire, la deuxième République tunisienne et de se diriger doucement vers un régime beaucoup plus personnalisé, présidentialisé, dans lequel le Parlement et les partis politiques ne joueraient qu'un rôle mineur.
Ce n'est certes pas Ben Ali, loin de là, mais il y a des mécanismes de verrouillage de la société et de l'espace public qui montrent que nous sommes bien dans une gestion de plus en plus autoritaire de la société
Vincent Geisser, sociologue et politologue au CNRS, chercheur à l’Iremam
TV5MONDE : Ce dernier décret constitue-t-il un tournant de la présidence de Kaïs Saïed ?
Vincent Geisser : Au-delà de l'aspect purement technique et administratif, le décret d'hier constitue quasiment un programme constitutionnel et politique. Il confirme la marginalisation du Parlement, des députés, en expliquant clairement que c'est le président qui est au centre de la vie publique.
Il exprime la volonté du président de tourner la page de ce qu'on peut qualifier de première période de démocratie tunisienne, avec une conception à la fois populiste et autoritaire du pouvoir.
Je ne dis pas qu'il ne va pas organiser d'élections et un retour à la vie politique normale. Il sera bien obligé d'accepter des scrutins parlementaires, législatifs à un moment donné. Mais pour l'heure, il n'évoque même plus de Cour constitutionnelle, de retour du Parlement. Il ne parle d'ailleurs pas de former un gouvernement responsable devant le Parlement mais d'un gouvernement responsable devant le président. C'est un réel tournant.
(Re)voir : La Tunisie n'a toujours pas de gouvernement
Ce n'est certes pas Ben Ali, loin de là, mais il y a des mécanismes de verrouillage de la société et de l'espace public qui montre que nous sommes bien dans une gestion de plus en plus autoritaire de la société.
Autre point qu'il faut souligner, c'est la violence verbale et rhétorique très forte de ces dernières semaines. Ses discours sont prononcés sur un ton très inquisiteur. Il y a vraiment une criminalisation de la critique. Tous ceux qui le sont deviennent des ennemis du peuple. La critique est de plus en plus assimilée à de l'anti-Tunisie, de l'anti-patriotisme.
[...] les seuls qui font exception à ce soutien (au président), sont ceux qui ont joué un rôle actif d'opposition sous la dictature de Ben Ali.
Vincent Geisser, sociologue et politologue au CNRS, chercheur à l’Iremam
TV5MONDE : Le chef de l'Etat jouit d'une popularité très forte auprès des Tunisiens. Cela étant et compte tenu de la ligne engagée, voit-on apparaître des signaux d'inquiétude au sein de la société civile ?
Vincent Geisser : Kaïs Saïed dispose d'une forte adhésion populaire, c'est incontestable. Mais la critique existe. Là où une grande partie de la population tunisienne, à savoir les classes populaires, moyennes et intellectuelles, soutiennent le président actuel, les seuls qui font exception à cet appui, sont ceux qui ont joué un rôle actif d'opposition sous la dictature de Ben Ali. Ce sont les mêmes qui font aujourd'hui partie des plus sceptiques, des plus inquiets.
Ce n'est pas un hasard si des gens d'extrême-gauche, des féministes, des islamistes et des démocrates libéraux, qui se sont divisés durant des années, ont aujourd'hui en commun d'être inquiets. Or, on n'assiste pas à la formation d'un front démocratique uni.
Si on la comptabilise de manière individuelle, on peut dire que la critique est assez forte. Mais un à un ne fait pas front.
TV5MONDE : L'émergence, à terme, d'un front commun d'opposition est-elle possible ?
Vincent Geisser : Je n'y crois que moyennement pour trois raisons. La première, c'est que la scène publique tunisienne se trouve dans un état de fragmentation extrême. Après le régime Ben Ali, les partis se sont tiraillés entre eux et même en interne.
La seconde, c'est que Kaïs Saïed jouit d'une popularité très forte.
Et enfin, Kaïs Saïeb fait montre d'une très forte habileté à essayer de bâtir des lignes directes avec les différents partenaires sur le mode de la convocation. "Je vous convoque au palais et on discute."
En somme, la potentialité d'un front démocratique existe bel et bien mais la critique, qui n'est pas inexistante, s'exprime de manière trop dispersée.
(Re)voir : Tunisie : quel avenir pour la démocratie ?
TV5MONDE : Ce revirement politique peut-il affecter les relations avec les partenaires de la Tunisie ?
Vincent Geisser : On n'assiste pas à une rupture dans la relation de la Tunisie avec des pays comme l'Allemagne, les Etats-Unis ou la France, même s'ils ont émis des critiques.
Le chef de l'Etat bénéficie, en outre, d'un soutien assez nouveau de la part de l'Arabie Saoudite mais surtout des Emirats. Il peut surtout compter sur un appui très fort de ses partenaires régionaux, à commencer par les pays arabes qui font front avec lui. Tous les ministres des Affaires étrangères arabes se sont d'ailleurs rendus à Tunis, malgré la situation catastrophique due à l'épidémie de Covid-19 dans le pays.
TV5MONDE : Depuis plus de deux mois, Kaïs Saïed étend certes sa mainmise sur le pouvoir. Mais qu'en est-il de son programme pour la Tunisie ?
Vincent Geisser : Il pourra certainement mener des réformes très autoritaires sur le plan économique, dans la lutte contre la corruption, qui renforceront, à très court terme, sa popularité.
En revanche, sur le plan constitutionnel, c'est très flou. Voilà un président qui ne cesse de critiquer les partis politiques, le Parlement, qui prône une démocratie proche du peuple tout en appelant un pouvoir resserré autour de la présidence et de sa personne.
En somme, une sorte de représentation de démocratie directe avec néanmoins un pouvoir présidentiel prédominant. De manière imagée, on pourrait dire qu'il s'agit d'un lien direct du village à Carthage, avec des assemblées locales et un Parlement à l'influence symbolique, car c'est le lieu, selon sa conception, où règne la corruption, la cooptation etc.
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