Tunisie : le racisme exacerbé contre les Africains subsahariens est lourd de conséquences

Rapatriements d'urgence, condamnations internationales, appels au boycott... La vague d'agressions contre les Noirs en Tunisie déclenchée par les propos racistes du président Kaïs Saïed a terni l'image du pays sur le continent et au-delà. 
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tunisie : manifestation black lives matter
Photo d'archive. En Tunisie, des manifestations ont eu lieu à la suite de l'assassinat par des policiers de l'Afro-américain George Floyd à Minneapolis (États-Unis), Tunis, 6 juin 2020.
AP/Hassene Dridi
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Ambassade du Mali à Tunis, samedi 4 mars. Une longue queue de plusieurs dizaines de personnes s’est formée devant le bâtiment. Toutes sont de nationalité malienne et certaines sont installées en Tunisie depuis plusieurs années. Pourtant, elles ont pris subitement une décision radicale : rentrer dans leur pays d’origine. “C’est ma quatrième année en Tunisie. Je suis un master et j’ai décidé, en pleine année universitaire, de laisser mes études en plan et de rentrer chez moi”, déclare un étudiant malien. Il assure qu’il ne se sent plus en sécurité dans les rues de la capitale. Il entend profiter de vols de rapatriement organisés par son pays, comme le font aussi la Guinée ou encore la Côte d’Ivoire. 
 
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Ce départ précipité est provoqué par une vague d’attaques violentes et racistes perpétrées par des citoyens tunisiens à l’encontre de personnes noires. Une hostilité qui fait écho aux propos tenus par le président tunisien Kaïs Saïed. Le 21 février 2023, le dirigeant a dénoncé la présence en Tunisie d’une “horde de migrants clandestins” arrivés illégalement d'Afrique subsaharienne en Tunisie. Selon lui, cette vague migratoire a lieu dans le seul but de commettre des violences et des crimes ainsi que de changer volontairement la composition ethnique du pays. 

Dans la foulée de ces déclarations, des centaines de personnes originaires d'Afrique subsaharienne ont dénoncé subir des persécutions. Insultes, coups, agressions physiques, licenciement ou même expulsion de leur logement : la situation est devenue intenable. 
 
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“C’est la psychose totale” 

Bangaly Cissé, lui, est originaire de Guinée.  Âgé de 29 ans, il est venu s’installer en Tunisie en 2018 après avoir obtenu une bourse de coopération. Futur ingénieur, il poursuit son cursus à l'université de Tunis El Manar. Selon lui, depuis les propos du président Saïed et les menaces qui planent sur les ressortissants de pays subsahariens, bon nombre d’étudiants subsahariens ont “pris la décision commune de quitter la Tunisie”. Mais pour l’instant, Bangaly Cissé, lui, entend rester dans le pays. “Même si quelques fois j’ai pensé à rentrer, je suis en dernière année de master, je dois absolument rester pour travailler sur mon mémoire. Après je pourrais partir et me dire que la mission est accomplie”.
On a l’impression que n’importe qui dans la population peut s’attaquer à nousBangaly Cissé, étudiant guinéen installé en Tunisie
Rester, oui, mais à quel prix ? Depuis que les attaques ciblant les personnes noires en Tunisie se sont multipliées, Bangaly Cissé fait partie de celles et ceux qui n’arrivent plus à sortir de leur domicile. “C’est la psychose totale”, déclare l’étudiant, qui indique qu’il préfère désormais rester barricadé dans sa chambre universitaire rattachée à la faculté El Manar de Tunis. “On n’arrive pas à en sortir pour mettre un pied à la fac. On ne peut plus aller en cours. On ne sait pas ce qu’il peut se passer si on sort. On a l’impression que n’importe qui dans la population peut s’attaquer à nous”. 

À l’Université El Manar de Tunis, les propos du président Kaïs Saïed sont vivement critiqués par le corps enseignant. Dans un communiqué daté du 1er mars, l’établissement public annonce son “rejet des pratiques à caractère raciste” et tient à réaffirmer son “adhésion aux principes de coexistence pacifique en combattant toute forme de discrimination, la haine et le racisme”. 
Partout dans le pays, d’autres mouvements en soutien aux personnes discriminées ont émergé. Des institutions ou des individus issus de la société civile manifestent leur opposition au racisme en participant par exemple à des rassemblement et marches. C’était notamment le cas dans les rues de la capitale le 25 février dernier.  “L’appel à la haine à l’encontre nos frères et sœurs subsahariens ne représente pas la Tunisie ni les Tunisiens”, a déclaré notamment Raoudha Seibin, membre de l’association tunisienne de soutien des minorités, alors qu’elle participait à la manifestation. 

Appels au boycott, fuite des cerveaux et indignation 

À l’étranger, la colère gronde. Devant les ambassades tunisiennes du Sénégal ou de France, des rassemblements ont eu lieu. Certaines personnes demandent également la révocation de la participation de la Tunisie aux instances dirigeantes du continent.

L’Union africaine a d’ores et déjà condamné les propos tenus par le président tunisien dans un communiqué publié le 24 février. “Les États membres de l’Union africaine doivent honorer les obligations qui leur incombent en vertu du droit international (...) à savoir traiter tous les migrants avec dignité, d'où qu'ils viennent”, rappelle l’organisation. 

L’image de la Tunisie se retrouve sérieusement écornée. La situation pourrait avoir des répercussions sur certains secteurs de l'économie, par exemple sur le tourisme. Sur les réseaux sociaux, des appels au boycott de marques tunisiennes sont relayés. 

Pour Bangaly Cissé, le départ contraint de milliers d’étudiants subsahariens de Tunisie peut aussi représenter un vrai risque pour le pays en matière de recherche scientifique et d'attractivité de son enseignement supérieur. “Il y des centaines d’universités tunisiennes privées qui vivent uniquement aux dépens des étudiants subsahariens. Chaque été, elles financent des voyages dans des pays subsahariens pour mener des campagnes d'inscriptions sur place. Si les étudiants commencent à refuser de venir étudier, je pense que cela va aboutir à la fermeture de certaines universités”, explique-t-il. 

Nous devons veiller sur nos frères d'Afrique subsaharienne en situation légale.Kaïs Saied, président de la Tunisie
Face au tollé, le chef de l'État tunisien rétropédale et charge précisément les migrants qui seraient sur le sol tunisien sans titre de séjour. “Nous devons veiller sur nos frères d'Afrique subsaharienne en situation légale. Mais il n'est pas question de laisser quiconque en situation illégale rester en Tunisie”, a indiqué Kaïs Saïed.  

Lutter contre le racisme et la xénophobie en Tunisie 

Pour autant, la stigmatisation des personnes noires n’est pas un phénomène nouveau en Tunisie. Avant cette vague de violences, le Guinéen Bangaly Cissé avait déjà été visé par des attaques à caractère raciste. Idem, selon lui, pour plusieurs de ses amis originaires du Burkina Faso ou de Guinée. “Quand on va au marché ou dans certains quartiers, ça arrivait déjà qu’on se fasse embêter ou insulter par des gamins”, raconte Bangaly Cissé. 

On a échappé de peu à un événement malheureux.Bangaly Cissé, étudiant guinéen installée en Tunisie
Un épisode particulièrement violent lui revient en mémoire : “il n’y a même pas cinq mois, au mois de novembre, on a failli être lynché. Je raccompagnais des camarades qui m’avaient rendu visite chez moi. On cherchait un taxi. On en a trouvé un et on a voulu monter mais on a été agressé par un monsieur tunisien qui a prétendu qu’il attendait le taxi avant nous”. S'ensuit une violente altercation entre Bangaly Cissé, ses amis, le chauffeur de taxi et l’individu. Selon le récit du jeune homme, “des gamins du quartier ont été avertis. Ils sont venus avec des bâtons, des barres de fer, des cailloux. On a été frappés et ce jour-là, on a échappé de peu à un événement malheureux”
 
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À ce jour, des centaines de ressortissants subsahariens en Tunisie ont été rapatriés d'urgence dans leur pays d’origine. Sollicitées à plusieurs reprises à ce sujet, les autorités tunisiennes n’ont pas encore donné suite à nos demandes.