Une Présidentielle "historique" : la première depuis la Révolution de 2011, mais le taux de participation est mesuré : 53 % seulement en milieu d'après-midi. 27 candidats se disputent le poste. Un second tour est envisageable.
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le récit de David Gilberg
Peu de temps après la clôture du scrutin, le directeur de campagne de Béji Caïd Essebsi avait une certitude : son candidat arrive en tête du premier tour. "Béji Caïd Essebsi, selon les premières estimations, est le premier de la course et avec un écart important", a-t-il déclaré à la presse, jugeant que son candidat était "pas très loin des 50%" et qu'un deuxième tour était "probable" sans pour autant dire quel candidat se plaçait en seconde position. Il faudra certainement plus de temps pour avoir de premiers résultats de source indépendante. L'instance électorale (ISIE) a jusqu'au 26 novembre pour annoncer les résultats et la tenue d'un deuxième tour fin décembre, si aucun candidat n'obtient ce dimanche de majorité absolue. Le taux de participation était pour sa part assez mesuré, atteignant 53,73% vers 16H30 (15H30 GMT), une heure et demi avant la fermeture des bureaux de vote à 17H00 GMT. La publication de sondages à la sortie des bureaux de vote a été interdite. A l'issue du scrutin, aucun incident majeur n'avait été signalé, même si la campagne du président Moncef Marzouki a accusé des partisans du candidat favori, Béji Caïd Essebsi, d'avoir voulu l'attaquer. Les autorités ont elles insisté sur le caractère historique de cette première présidentielle libre de la Tunisie indépendante, les précédents présidents, Habib Bourguiba et Zine EL Abidine Ben Ali ayant usé du plébiscite ou de falsifications pour se faire réélire avec des scores dépassant les 90% des voix. "C'est une journée historique, la première élection présidentielle en Tunisie avec des normes démocratiques avancées. Si Dieu le veut, ce sera une grande fête électorale", s'est félicité dans la matinée le Premier ministre Mehdi Jomaa, un indépendant chargé en début d'année de sortir la Tunisie d'une profonde crise politique et d'organiser les échéances électorales. Près de 5,3 millions d'électeurs étaient appelés aux urnes un mois après la tenue des législatives dont le caractère démocratique a été salué par la communauté internationale, une exception dans la région, l'essentiel des pays du Printemps arabe ayant basculé dans la répression ou le chaos. "J’ai voté et je suis heureux, vraiment heureux car c’est la première fois depuis les élections de 1981. Ce sont des élections crédibles à 100% et que Dieu nous fasse réussir", se réjouissait Hedi Ouledali, un retraité tunisois. M. Caïd Essebsi, 87 ans et chef du parti anti-islamiste Nidaa Tounès, vainqueur des législatives du 26 octobre, a été parmi les premiers à voter, lançant "Vive la Tunisie!" peu après avoir glissé son bulletin dans l'urne.
- Eviter une nouvelle dictature - Son principal concurrent est le président sortant, Moncef Marzouki, qui avait pris la tête de l'Etat fin 2011 à la suite d'un accord de coalition avec les islamistes d'Ennahda. Ces derniers, arrivés deuxièmes aux législatives, ont décidé de ne soutenir aucun candidat. Le chef de l'Etat a voté à la mi-journée dans une localité proche de Sousse, à 140 km au sud de Tunis. Une petite foule de protestataires a été maintenue à distance par la police, selon un journaliste de l'AFP, mais les partisans du chef de l'Etat ont considéré que ses adversaires "se préparaient à attaquer le docteur Moncef Marzouki à son arrivée". M. Marzouki s'est efforcé de se poser en candidat naturel de la révolution, par opposition à M. Caïd Essebsi qui a servi comme ministre sous Bourguiba et présidé brièvement le Parlement de Ben Ali. Le chef de Nidaa Tounès a fait campagne sur la nécessité de renforcer l'Etat et son prestige, la Tunisie ayant vécu une transition mouvementée marquée par les assassinats de deux opposants à Ennahda, l'essor de groupes jihadistes et des problèmes socio-économiques structurels. Vingt-cinq autres personnalités sont en lice, dont des ministres du régime déchu, la figure de proue de la gauche, Hamma Hammami, le richissime homme d'affaires Slim Riahi ainsi qu'une magistrate, Kalthoum Kannou, seule femme candidate. Afin d'éviter un retour à la dictature, la nouvelle Constitution donne des prérogatives assez limitées au président, élu pour cinq ans, mais l'élection au suffrage universel lui confère un poids politique important. L'essentiel du pouvoir exécutif dépend du futur Premier ministre issu de la majorité parlementaire. M. Caïd Essebsi espère qu'une victoire lui permettra de former plus facilement une majorité de gouvernement, la victoire aux législatives de son parti étant insuffisante pour gouverner seul.
Le premier président élu donnera le ton de la fonction
Tour d’horizon des principaux candidats
20.11.2014Par Pierre DesorguesAu lendemain de la dictature de Ben Ali, les constituants ne voulaient pas rétablir une forme de présidentialisme. "L’enjeu semble marginal, mais pour l’électeur tunisien, le pouvoir réside encore dans la figure d’un père chargé de conduire la destinée de la nation, décrit Ons Ben Abdelkarim, secrétaire général de Al Bawsala, une ONG chargée de sensibiliser les citoyens sur les institutions de la jeune démocratie. La culture politique des Tunisiens a été façonnée par la présidence forte et dictatoriale de Habib Bourguiba et de Zin el-Abdine Ben Ali. Le président est le leader politique infaillible, le ‘Zaim’, en arabe", note pour sa part Béligh Nabli, politologue. Selon la nouvelle Constitution, le président doit se cantonner à un rôle d’arbitre dans le jeu institutionnel du pays. Vingt-sept candidats,
dont une femme, ont été retenus par l’instance supérieure indépendante des élections (ISIE), mais seuls quelques noms se dégagent. Tour d’horizon des principaux candidats.
Beji Caid Essebsi, le grand favori A plus de 87 ans, Beji Caid Essebsi, vieux briscard de la politique tunisienne, va sans doute toucher son graal : présider, enfin, la république tunisienne. Le candidat dirige Nida Tounes, le mouvement
néodestourien qui revendique l’héritage de Bourguiba. Son parti, sans remporter la majorité des sièges, est devenu le premier mouvement politique du pays. L’homme est le représentant presque caricatural de la vieille classe politique tunisienne. La Constitution prévoit un régime parlementaire, et Beji Caid Essebi pourrait détenir la réalité du pouvoir en devenant chef du nouveau gouvernement. "S'il préfère se présenter à l’élection du chef de l’Etat, c'est qu’il estime que le pouvoir se trouve encore au palais présidentiel de Carthage, note Ons Ben Abdelkarimde de l’ONG ‘Al Baswalla’. Il incarne la figure tutélaire, qui va sortir le pays de la crise économique et sociale dans laquelle il est plongé. Cette culture politique paternaliste trouve un certain écho, y compris chez les jeunes", estime la militante. Celui qu’on appelle ‘BCE’ se veut la réincarnation du père fondateur de la nation. Il a d'ailleurs lancé sa campagne devant le mausolée Habib Bourguiba à Monastir. Ministre de l’Intérieur sous le régime autoritaire de Bourguiba, président un temps de la Chambre des députés durant le règne de Ben Ali, puis enfin chef de gouvernement au lendemain de la révolution de Jasmin, Beji Caid Essebsi a traversé sans trop d’encombres de nombreux régimes. "La fonction présidentielle, telle qu’elle est prévue, peut changer si il est élu. Il contrôle le parti qui domine le parlement, estime Ons Ben Abdelkarim. Beligh Nebil, politologue et spécialiste de la Tunisie, abonde dans le même sens : "Le premier président élu donnera le ton de la réalité politique du pouvoir présidentielle. L'élection de Béji Caid Essebsi pourrait faire basculer le régime du parlementarisme vers une prééminence de la fonction présidentielle. Ennahda, le mouvement issu de l’islam politique, a eu une lecture simplement constitutionnelle des institutions de la nouvelle république. Le parti a décidé de ne pas présenter de candidat. La pratique du pouvoir risque de leur faire regretter ce choix, estime le politologue.
Moncef Marzouki, candidat par défaut d’Ennahda ? Le président sortant Moncef Marzouki, 69 ans, est, lui, donné battu. Ce médecin, militant des droits de l’Homme, fut l’une des figures de proue de l’opposition au régime de l’ancien dictateur, ce qui lui a même valu une privation de liberté pendant quelques mois. Le premier président de la jeune démocratie n’a pas été élu directement par les citoyens, mais par les députés de la constituante, suite à un compromis politique entre Ennahda, le mouvement issu de l’islam politique, et Ettakatol, parti de centre gauche. Ainsi sa légitimité est-elle fragile depuis le début de son mandat. Le président sortant est convaincu que la Tunisie doit sortir de l’affrontement idéologique entre laïcs et islamistes. Ses premiers contacts avec Ennhada remontent au début des années 2000. Mais avec la détérioration de la situation sécuritaire, il a perdu progressivement ses soutiens. "Moncef Marzouki, président intérimaire a refusé d’endosser le statut du ‘Zaim’, du président infaillible. Son humilité s'exprime jusque dans le choix de ses vêtements : au costume-cravate, il préfère le burnous, le manteau populaire du Magreb. Cette humilité revendiquée, en contradiction avec la culture politique tunisienne, lui a été dommageable", analyse Béligh Nabli, chercheur à l’IRIS. Le salut politique du président sortant dépend aujourd’hui du soutien de ses amis au sein de l’islam politique. "Ennhada a choisi de ne pas présenter de candidat, craignant qu’une défaite aux présidentielles, après la défaite aux élections législatives, n'affaiblisse davantage le mouvement politique. La base du parti soutient, elle, Moncef Marzouki. En cas de duel entre ‘BCE’ et Marzouki pour le second tour, les dirigeants devraient annoncer leurs soutien au président sortant", prédit Ons Ben Abdelkarim. Moncef Marzouki est le candidat islamo-compatible.
Kamel Morjane, le technocrate de Ben Ali Kamel Morjane incarne le retour dans la vie publique des anciens du RCD, le parti de l’ancien dictateur. Leader d’un petit mouvement politique, ‘Al Moubadara’, le candidat fut le dernier ministre des Affaires étrangères de Ben Ali. "L’homme se présente comme un technocrate qui a essayé d’assurer la continuité de l’Etat face à la corruption du régime", indique Ons Ben Abdelkarim. Kamel Morjane, lui, se défend d’avoir participé aux pratiques de l’ancien régime. "La plupart de ces ministres de l’ancien régime, les gens de l’appareil, n’ont pas été poursuivi par la justice transitionnelle. Ils ont pourtant une responsabilité morale dans ce qui est arrivé dans le pays sous la dictature. Aucune excuse n’a été formulé par Kamel Morjane," ajoute la militante de l’ONG. "Pour beaucoup de Tunisiens, la révolution n’a pas été synonymes de changements sociaux, économiques et sécuritaires positifs. Cet ancien du RCD revendique une compétence technocratique qui ferait défaut depuis la chute de révolution. L’ordre sera rétabli, sans que l’on sache si les méthodes policières de l’ancien régime seraient également rétablis", note Béligh Nabli. Les nostalgiques de la stabilité des prix sous Ben Ali sont nombreux dans le pays. L’ancien ministre du dictateur déchu pourra-t-il réaliser une percée électorale ?
Mustapha Ben Jaafar et Hamma Hammami, candidats de gauche marginalisés Le président de l’assemblée constituante, Mustaphar Ben Jaffar, dirige le parti de centre gauche, Ettakatol. Sa candidature incarne les difficultés de la gauche dans cette élection présidentielle. Mustaphar Ben Jaffar paie au prix fort son alliance avec Ennhada dans la mise en place des premiers gouvernements. "Sa base électorale n’a pas compris cette alliance de circonstance avec les islamistes. Elle votera pour Beji caid Essebi pour faire barrage à Marzouki, soutenu par Ennahda", analyse Béligh Nabli. Le candidat du Front populaire, Hamma Hammami, n’arrive pas à percer dans les sondages. "L’homme est jugé intègre. Mais le Front populaire incarne deux repoussoirs idéologiques dans la culture politique tunisienne, l’athéisme et le communisme", décrit le politologue franco tunisien.
Tunisie : les dates-clés (2010-2014)
--2010-- - 17 déc: Un jeune vendeur ambulant, Mohamed Bouazizi, excédé par la misère et les brimades policières, s'immole par le feu à Sidi Bouzid (centre-ouest), déclenchant un mouvement contre la pauvreté et le chômage. Les émeutes vont prendre un tour politique et s'étendre à tout le pays. 338 morts (officiel). --2011-- - 14 jan: Ben Ali part en Arabie saoudite sous la pression populaire. De nombreux membres de sa famille et de celle de sa femme, accusées d'avoir placé le pays sous coupe réglée, fuient aussi. - 25 fév: Des manifestations et des heurts avec la police forcent Mohamed Ghannouchi, dernier Premier ministre de Ben Ali, à la démission. Le 27, il est remplacé par Béji Caïd Essebsi, vétéran de la vie politique tunisienne. - 1er mars: Légalisation du mouvement islamiste Ennahda. - 23 oct: Premières élections libres de l'histoire du pays, Ennahda remporte 89 des 217 sièges de l'Assemblée constituante. - 12-14 déc: Moncef Marzouki, militant de gauche et opposant à Ben Ali, est élu chef de l'Etat par la Constituante. Hamadi Jebali, n°2 d'Ennahda, est chargé de former le gouvernement. -2012-- - 11-12 juin: Vague de violences impliquant des groupes de salafistes et de casseurs. - 14 sept: Des centaines de manifestants dénonçant un film islamophobe sur internet, dont de nombreux salafistes jihadistes présumés, attaquent l'ambassade américaine. Quatre morts parmi les assaillants. - 27 nov-1er déc: Heurts à Siliana, au sud-ouest de Tunis: 300 blessés. Les mouvements sociaux dégénérant en violences se sont multipliés les mois précédents. --2013-- - 6 fév: L'opposant Chokri Belaïd est tué à Tunis. L'assassinat, attribué à la mouvance jihadiste, provoque une crise politique qui conduit à la démission du gouvernement et à un nouveau cabinet dirigé par l'islamiste Ali Larayedh. - 25 juil: Mohamed Brahmi, opposant nationaliste de gauche, est assassiné près de Tunis, plongeant le pays dans une nouvelle crise politique. - 29 juil: Huit soldats sont tués sur le mont Chaambi, à la frontière algérienne, où les forces tunisiennes traquent depuis décembre 2012 un groupe lié à Al-Qaïda. --2014-- - 26 jan: Après des mois de négociations pour sortir de la crise politique et des débats houleux, une Constitution est adoptée, avec plus d'un an de retard. - 29 jan: Un gouvernement apolitique dirigé par Mehdi Jomaa prend ses fonctions et les islamistes se retirent du pouvoir en vue d'élections législatives et présidentielle en fin d'année. - 16 juil: 15 soldats sont tués dans une attaque attribuée à des jihadistes sur le mont Chaambi, pire assaut du genre de l'histoire de l'armée. Des dizaines de militaires, policiers et gendarmes ont été tués dans des attaques impliquant des groupes armés depuis 2011. - 4 oct: La Tunisie entre en campagne pour les législatives du 26 octobre.