Fil d'Ariane
Le président Kaïs Saïed continue de soulever des interrogations. Le chef de l'État tunisien, qui s'était arrogé les pleins pouvoir le 25 juillet, vient de nommer une femme à la tête de son gouvernement, Najla Bouden. Alors que le pays traverse une crise économique majeure, cette nomination historique est une nouvelle énigme dans l'agenda politique du président Kaïs Saïed. La nomination de Najla Bouden n'a pas dissipé les inquiétudes liées au virage autoritaire du président. La première ministre peut-elle avoir un impact décisif pour sortir de la crise actuelle ?
(Re)voir : Tunisie : Kaïs Saïed, un peu plus loin dans la dérive autocratique ?
C'est ce que nous indique Hatem Nafti, essayiste franco-tunisien et auteur de "Tunisie, dessine-moi une révolution" (L'Harmattan, 2015) et de "De la révolution à la restauration, où va la Tunisie ?" (Riveneuve, 2019). "Les dossiers vont être essentiellement économiques (...) sauf que visiblement la priorité du président c'est la lutte contre la corruption et la restauration d'une véritable démocratie. (...) Peut-être que, dans sa tête, il n'y a pas tant de problèmes économiques que ça et c'est ce qui est un petit peu effrayant."
Constitutionnaliste de formation, le président Kaïs Saïed n'a quant à lui pas démontré une maîtrise des questions économiques du pays. Sa dernière tentative de faire baisser le prix de la volaille en est la manifestation concrète. En plafonnant les prix de la volaille au 1er septembre 2021, il a provoqué l'effet inverse. Les prix se sont envolés, présentant une augmentation de 18,5% vingt jours plus tard, souligne l'essayiste Hatem Nafti. « Ma priorité sera la lutte contre la corruption », a déclaré la première ministre, Najla Bouden à la sortie du palais présidentiel de Carthage. Un rôle qui, à nouveau, questionne compte-tenu de son parcours.
"C'est une dame qui est très peu connue, qui était universitaire et qui a occupé des fonctions administratives au sein de son département", rappelle Hatem Nafti. "Elle était visiblement appréciée de sa hiérarchie mais elle n'est pas connue pour un engagement contre la corruption ou un quelconque engagement politique, en tout cas pas à la connaissance de la presse."
Selon un communiqué du gouvernement tunisien, Najla Bouden aurait de ce fait pour seule mission de veiller « à l’exécution de la politique générale de l’État, conformément aux directives et aux choix définis par le président de la République ». En d'autres termes, "c'est vraiment le président de la République qui va décider et elle va "juste" exécuter", traduit l'essayiste Hatem Nafti.
(Re)voir : Pourquoi la marge de manœuvre de la nouvelle cheffe de gouvernement risque d'être extrêmement réduite ?
Reste que le chef de l'Etat monopolise la totalité du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif depuis son "coup de force" le 25 juillet dernier. Il gouverne pas décret et fait ainsi fi de certaines parties de la Constitution, alors qu'il se prépare à amender le système politique tunisien.
Dans ce contexte, l'historienne et journaliste franco-tunisienne Sophie Bessis s'interroge sur les intentions du président tunisien à déléguer un certain nombre de ses décisions à sa Première ministre.
C'est très bien d'avoir nommé une femme Premier ministre mais c'est quand même dommage qu'on ait vidé le poste de toute sa substance
Hatem Nafti, auteur et essayiste franco-tunisien
"C'est une habile manœuvre parce que le président subit les pressions des principaux partenaires de la Tunisie, comme La France, L'Union européenne et plus largement le camp occidental", nous rappelle Hatem Nafti. "La Tunisie est tenue par des accords avec ses principaux bailleurs de fonds, le FMI, la Banque Mondiale et l'Union européenne. (...) Najla Bouden était responsable au ministère de l'Enseignement supérieur de l'exécution des plans de financements de la Banque Mondiale. (...) C'est ainsi une adresse à ces institutions pour dire "je ne vais pas faire de revirements sur la politique économique"”, conclut l'essayiste.
Le président tout-puissant se dit féministe et met en avant des avancées (...) dans le but de légitimer sa dictature
Hatem Nafti, auteur et essayiste franco-tunisien
Le président tunisien chercherait également à séduire "une partie de la classe bourgeoise tunisienne" influente, représentée par des partis comme Nidaa Tounes ou encore le Parti Destourien Libre (PDL). L'un progressiste, l'autre nationaliste, les deux forces politiques s'opposent à l'islam politique porté par Ennahdha.
"Il est en train de faire ce que la Tunisie a toujours connu depuis l'indépendance, ce qu'on appelle un féminisme d'Etat. C'est-à-dire que le président tout-puissant se dit féministe et met en avant des avancées (...) dans le but de légitimer sa dictacture. Bourguiba le faisait, Ben Ali le faisait. (...) C'est très bien d'avoir nommé une femme Premier ministre mais c'est quand même dommage qu'on ait vidé le poste de toute sa substance."
Reste que Kaïs Saïed n'est pas un symbole en matière de défense des droits des femmes. Il est connu pour ses positions très conservatrices le sujet, défendant une vision très paternaliste des rapports entre hommes et femmes.
(Re)lire : Tunisie : le président Kaïs Saïed tourne la page de la première période de démocratie post-Ben Ali