Tunisie : "Pas d'espoir" ou donner une "deuxième chance" à Kaïs Saïed, paroles de jeunes d'un quartier populaire

Le référendum du président Kaïs Saïed, approuvé par une large majorité des votants malgré la faible participation lundi 25 juillet, promet une nouvelle Constitution présidentialiste à la Tunisie. Dans les quartiers populaires où les jeunes représentent un coeur de cible électoral, les moins de 30 ans sont partagés entre espoir d'un nouveau départ et déception. Reportage à Hay Ettadhamen (Ariana, près de Tunis).
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Hay Ettadhamen reportage
À Hay Ettadhamen, cité populaire près de Tunis, les jeunes ont largement participé à la révolution de 2011, dans l'espoir de voir leurs conditions de vie s'améliorer. En vain. Crédit : Maya Elboudrari. 
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« Kaïs Saïed, j’ai voté pour lui au second tour en 2019, mais je ne l’ai rien vu faire depuis, rien n’a changé dans le pays », s’exclame Khawla, vendeuse de 28 ans, interrogée dans la cité populaire de Hay Ettadhamen, près de Tunis. La jeune femme a donc voté non au référendum constitutionnel du 25 juillet. À côté d’elle, son amie Chaïma, partisane du « oui », réplique : « On ne lui a pas laissé sa chance ! Petit à petit, il va s’occuper de l’économie aussi, mais il n’a pas de baguette magique ». 

(Re)lire : "Ça ne pourra pas être pire qu'avant" : à la rencontre des Tunisiens le jour du référendum constitutionnel de Kaïs Saïed

Comme la majorité des jeunes interrogés dans le quartier, ce qui préoccupe le plus ces deux Tunisiennes concerne les questions économiques : la cherté de la vie, l’inflation, le chômage,… 

Entre crise économique et blocage politique

En Tunisie, 38,5% des moins de 24 ans sont au chômage selon les derniers chiffres, ceux du premier semestre 2022, contre 16,1% pour la population totale. Le pourcentage a même dépassé 42% à la fin de l’année dernière. Et l’inflation a atteint en juin un taux inédit depuis trente ans, aggravée par les répercussions de la guerre en Ukraine. 

Mais face à la crise économique que traverse le pays, les réponses divergent. Certains, comme Chaïma, pensent que le président aura désormais les mains libres pour s’attaquer au problème. Le projet constitutionnel voté lundi à près de 95% lui accorde quasiment les pleins pouvoirs. 

(Re)voir : Tunisie : le référendum pour ou contre une réforme de la Constitution divise

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D’autres, à l’image de Khawla, ont perdu espoir en sa capacité à changer les choses. Plus de 90% des jeunes votants au second tour de l’élection présidentielle de 2019 avaient pourtant choisi Kaïs Saïed. Ils n’ont été « que » 88% lors de ce référendum, soit 7 points de moins que les électeurs âgés de plus de 60 ans, d’après l’institut de sondage Sigma Conseil. 
 

Voter comme essai

Dans les rues principales de Hay Ettadhamen, les habitants se pressent entre les étals du marché et les boutiques de vêtements de seconde main. Devant les bâtiments délabrés, des jeunes se retrouvent pour faire un tour ou les courses, jouer au foot, boire un café. On repère dans les groupes celles et ceux qui ont l’index marqué d’encre bleue, signe qu’ils ont participé au scrutin de la veille.

On lui donne une autre chance, pour voir ce qu’il peut faire seul, à travers ses propres décisions. Nada, étudiante de 23 ans.

« On a voté pour lui pour essayer. Si ça ne marche pas, on votera pour d’autres candidats à la prochaine élection. Mais ceux pour qui on votait jusque-là ne changeaient rien », poursuit Chaïma. 

(Re)lire : Référendum en Tunisie : que prévoit le projet de Constitution du président Kaïs Saïed ?

La vendeuse de 21 ans explique que pour elle, le président élu en décembre 2019 a déjà accompli une chose importante : suspendre puis dissoudre le Parlement à majorité islamiste, qui « bloquait l’État ». Devant la petite boutique de vêtements du centre-ville où les jeunes femmes discutent, une autre vendeuse intervient : « Oui, on est soulagé, bon débarras Ennahdha ! On est tous avec Kaïs Saïed ».

Si on revient à la dictature de Ben Ali, quand les tomates étaient à moins de 300 millimes le kilo, et les poivrons à 400, ce n’est pas grave, qu’on y revienne alors !Chaïma, habitante de Hay Ettadhamen.

Mais Khawla insiste sur le fait que le président n’a pas augmenté les recrutements, ni réussi à faire baisser les prix. « Il a trouvé le pays en mauvais état, et ce n’est pas lui qui contrôle les prix », le défend Chaïma. Interrogée sur le risque de dictature présidentialiste que fait peser le nouveau texte constitutionnel sur le régime tunisien, elle rétorque : « Si on revient à la dictature de Ben Ali, quand les tomates étaient à moins de 300 millimes le kilo (environ 10 centimes, NDLR), et les poivrons à 400, ce n’est pas grave, qu’on y revienne alors ! » 

(Re)voir : Tunisie : Kaïs Saïed s'offre une nouvelle constitution

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« Une autre chance »

Nada aussi a voté « oui » au référendum. Pourtant, l’étudiante de 23 ans reconnaît qu’elle a d’abord regretté son bulletin pour le président en 2019. « Il n’a rien changé pour l’instant. Mais je me suis dit que c’était peut-être parce qu’Ennahdha (le principal parti islamiste d’opposition, NDLR) et les autres ne l’ont pas laissé. Maintenant qu’il a dissous le Parlement, il pourra davantage agir. On lui donne une autre chance, pour voir ce qu’il peut faire seul, à travers ses propres décisions ». 

Elle affirme que cette chance sera la dernière qu'elle lui accorderait, si elle ne voit pas le chef de l’État s’engager en faveur des jeunes, de l’éducation ou de la santé avant la fin de son mandat. 

(Re)voir : Tunisie : le coût de la guerre en Ukraine

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Nada assure que lorsqu’il aura fini de « nettoyer » le pays des réseaux clientélistes et du système de "piston" des élites, il y aura davantage de travail pour tout le monde. Pour elle, cette mission doit passer par la révision constitutionnelle, à mener par lui seul, pour éviter les « disputes au Parlement ».

L’argument du « nettoyage » nécéssaire de l’État et de la société est mis en avant par beaucoup d’électeurs pour prouver la probité du président, même s’il s’accompagne d’ingérences dans les affaires législatives, judiciaires, dans les fonctions des corps intermédiaires,… Et qu’il prend du temps.

C’est tout le système qu’il faut changer. C’est impossible que Kaïs Saïed, comme les autres, le répare.Omar, 25 ans.

Yassine, 26 ans, partage cette patience - ou cette résignation. « Je n’attends pas quelque chose en particulier ; les dix dernières années ont été catastrophiques sur tous les plans. On jugera le bilan de Kaïs Saïed à partir du point de départ de la nouvelle Constitution. Mais il ne peut pas tout changer en une nuit, plutôt dans les mois ou années à venir. Depuis 2020, rien n’a pu se passer parce qu’il devait proposer la Constitution d’abord pour sortir de cette période, et pouvoir s’occuper du reste. Maintenant, la majorité a dit oui ». 

Yassine Hay Ettadhamen
Yassine, 26 ans, considère le réferendum comme le "point de départ" pour juger la politique du président. 

Certes, plus de 90% des votants ont renouvelé leur confiance ou redonné une chance au président dans les urnes. Ou plutôt, les Tunisiens qui ont participé au scrutin ont placé leur espoir dans le changement de système que le nouveau texte pourrait représenter. 

(Re)voir : Référendum en Tunisie : "tous les risques pour une dictature sont réunis"

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Au moins 70% d’abstention

Mais la participation n’a été évaluée qu’à 30,5% des inscrits par l’Isie (l’Instance Supérieure Indépendante pour les Élections), notamment en raison du boycott. La coalition d’opposition a même dénoncé une affluence gonflée par l’autorité électorale, dont le président a nommé les derniers membres.

Pour moi, la première chose dont il faut qu’il s’occupe maintenant, c’est d’aider tous les jeunes au chômage à trouver du travail. Adam, 22 ans.

Omar fait partie de ceux qui n’ont pas voté. L’homme de 25 ans n’a pas davantage confiance en Kaïs Saïed qu’en ses prédécesseurs. Il n’a d’ailleurs jamais participé à une élection depuis la révolution de 2011. 

Comme beaucoup de jeunes du quartier, il dit parfois réussir à travailler, parfois non. Et partage le désir très commun chez cette jeunesse au chômage de fuir la Tunisie. « Bien sûr que je veux quitter le pays. C’est tout le système qu’il faut changer. C’est impossible que Kaïs Saïed, comme Rached Ghannouchi (leader d’Ennahdha, NDLR), comme les autres, le répare. Et selon moi, ils n’ont rien fait pour les jeunes. Je n’ai pas d’espoir, honnêtement ».

(Re)voir : Tunisie : le pays cherche l'autosuffisance en blé

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D’autres n’ont pas participé au référendum, mais soutiennent quand même le président, ou du moins gardent espoir qu’il fera évoluer la situation. « Son problème pour l’instant, c’était Ennahdha, et après on verra ce que ça donne quand il aura pris le bon rythme, souligne Adam. Pour moi, la première chose dont il faut qu’il s’occupe maintenant, c’est d’aider tous les jeunes au chômage à trouver du travail. En 2019, je n’ai pas voté, je ne comprenais pas vraiment qui c’était. Maintenant, j’espère qu’il va se positionner sur cette question, et sur le coût de la vie ». 

Et même parmi ceux qui ont voté au référendum, le bulletin pour le « Oui » s’apparente davantage à un pari qu’à un choix de conviction, pour une bonne partie des électeurs. Hamza, 26 ans, explique : « On s’est dit "Autant voter, peut-être que ça peut améliorer la situation". Pour l’instant depuis le début de son mandat, ça reste pareil, il n’y a pas d’avancement, ça empire même. Mais j’ai toujours de l’espoir. Maintenant, j’attends ».