Fil d'Ariane
Le président tunisien Kaïs Saïed a procédé à son quatrième limogeage d'un Premier ministre depuis son coup de force de l'été 2021, par lequel il s'était octroyé les pleins pouvoirs. Le chef du gouvernement, Kamel Madouri a été limogé dans la nuit du 20 au 21 mars.
Le président tunisien Kaïs Saïed prête serment lundi 21 octobre 2024 à Tunis après sa réélection, photo fournie par la présidence tunisienne,.
Dans quelle situation se trouve la Tunisie sur les plans politique et économique, 14 ans après la révolution de 2011 ?
La Tunisie, passée par une révolte populaire et par des épisodes politiques chaotiques, ne traverse en ce moment pas de crise similaire. C'est parce que, selon le politologue Hatem Nafti, "la vie politique est aujourd'hui moribonde" dans le pays.
Des dizaines d'opposants sont emprisonnés, parfois depuis plus de deux ans, comme Rached Ghannouchi, président du parti islamiste Ennahdha, ou Abir Moussi, cheffe du Parti destourien libre (PDL), anti-islamiste et nostalgique des régimes d'Habib Bourguiba et Zine El Abidine Ben Ali.
Le président Saïed, élu triomphalement en 2019, a vu son mandat renouvelé le 6 octobre dernier. Le scrutin a toutefois été marqué par le plus faible taux de participation (environ 29%) lors d'une présidentielle depuis la chute de Ben Ali en 2011, reflétant une forte désaffection des Tunisiens pour la politique.
Avant le limogeage du Premier ministre dans la nuit de jeudi à vendredi, une centaine de renvois de ministres, chefs de cabinet, directeurs généraux et PDG d'entreprises étatiques ont été recensés par le site d'information tunisien Business News.
À tel point que "la nomination ou le limogeage d'un Premier ministre n'est plus un grand événement" pour les Tunisiens, et n'occupe plus les médias "plus de quelques heures", décrit Noureddine Boutar, le patron de la radio Mosaïque FM.
Mais "nommer, limoger, nommer, limoger, cela mène à de l'instabilité", note la journaliste et analyste Kaouther Zantour, et donc à une rupture dans la continuité de l'action gouvernementale.
Pour Hatem Nafti, ces limogeages disent qu'"il n'y a qu'une personne qui concentre tous les pouvoirs: le président. Tous les ministres, y compris le premier d'entre eux, ne sont que des exécutants interchangeables".
C'est aussi le signe de "la difficulté de travailler avec Kaïs Saïed" et de "son caractère suspicieux", affirme-t-il.
(Re)Lire aussi : Tunisie : sans raison officielle, le Premier ministre Kamel Madouri limogé
Rudoyée par le Covid puis la guerre en Ukraine en raison d'une forte dépendance aux importations de céréales et d'hydrocarbures, l'économie tunisienne ne parvient pas à rebondir avec seulement 1,4% de croissance l'an passé.
Le chômage (16%) et la pauvreté (un tiers des 12 millions de Tunisiens) restent endémiques et l'inflation, toujours très élevée (plus de 6%), grève le pouvoir d'achat des couches moins favorisées.
En accueillant sa nouvelle Première ministre, le président Saïed a dénoncé comme suspects des mouvements sociaux ayant eu lieu ces dernières semaines.
Pour Hatem Nafti, c'est un aveu d'impuissance. "Incapable d'améliorer la situation socio-économique, le président multiplie les thèses conspirationnistes - et donc les boucs-émissaires - pour justifier ses échecs", a-t-il dit à l'AFP.
Que ce soit, selon Hatem Nafti, d'anciens hauts responsables, des bureaucrates, des hommes d'affaires ou même des migrants subsahariens, Kaïs Saïed "installe à chaque fois le même narratif: les ennemis du peuple font obstacle à sa guerre de libération nationale".
(Re)Voir aussi : Tunisie : le procès des opposants politiques
En l'absence d'explications officielles, les interprétations se multiplient. En août 2023, Najla Bouden, première femme à diriger un gouvernement en Tunisie, avait été limogée peu après l'interruption par le président de négociations serrées engagées par le gouvernement avec le Fonds monétaire international sur un nouveau prêt de 2 milliards de dollars, en échange de réformes structurelles qualifiées de "diktats" par Kaïs Saïed.
(Re)Lire aussi : 14 ans de la révolution en Tunisie : comment Kaïs Saïed a détricoté les libertés publiques
Quant à Kamel Madouri, il a été congédié quelques jours après avoir évoqué lors d'une rencontre avec le haut représentant de l'Union européenne à Tunis l'aspiration de son gouvernement à "développer davantage le partenariat" avec l'UE, via un accroissement "du soutien financier alloué à la Tunisie" pour la période 2025-2027.
Quelques heures plus tard, le président conseillait à sa ministre des Finances de privilégier la voie d'une "autonomie" financière.