Fil d'Ariane
Ce jeudi 16 juin, l’UGTT, principal syndicat tunisien, appelle à une grève nationale. En cause : les menaces de privatisations et de restrictions dans la fonction publique, et la rupture du dialogue avec le président Kaïs Saïed. La puissante centrale espère pouvoir peser une fois de plus sur le cours de l’histoire économique et sociale du pays.
« On ne peut pas mener de négociations politiques en Tunisie sans l’UGTT, c’est un non sens », assure l’historienne Kmar Bendana. Une position bien sûr partagée par la puissante organisation syndicale, qui s’apprête à bloquer le pays jeudi 16 juin par une grève nationale du secteur public, si les négociations qu’elle mène avec le gouvernement de Kaïs Saïed n’aboutissent pas.
Se sentant ignorée dans ce processus de négociations, l’Union Générale Tunisienne du Travail appelle à renouer le dialogue social. Le syndicat de gauche s’attaque plus précisément à la menace de privatisation des entreprises publiques, et de réduction d’effectifs ou de salaires dans la fonction publique. Il entend protester également contre l’inflation, et contre l’interférence étrangère.
L’UGTT refuse par ailleurs la « circulaire 20 », empêchant les ministres ou directeurs d’entreprises et d’institutions publiques d’entamer des négociations syndicales sans l’accord préalable du gouvernement. Cette circulaire, adoptée en décembre dernier, cristallise le durcissement des relations et la rupture dans le dialogue entre la présidence et les syndicalistes. De nouvelles négociations lundi 13 juin ont échoué, amenant le syndicat à maintenir la date de la grève.
Dans le cadre de discussions avec le Fonds Monétaire International pour obtenir un nouveau crédit, le gouvernement réfléchit en effet à des mesures d’austérité pour sortir de la crise économique dans laquelle le pays est plongé. En Tunisie, le FMI avait estimé que « la masse salariale de la fonction publique (était) l'une des plus élevées au monde », représentant 46% du budget de l’État en 2018.
Une stratégie que rejette le syndicat au nom de la politique sociale, de la défense des droits des travailleurs et du pouvoir d’achat des Tunisiens. Et l’agence internationale de notation Fitch estime "très difficile" d'"adopter les réformes politiques et économiques sans le soutien de l’UGTT". Le FMI a ainsi conscience que l’UGTT doit être un partenaire à part entière des réformes pour garantir leur réussite, conduisant au blocage politique et économique du pays.
À l’heure où la majorité des partis politiques sont largement discrédités - y compris le parti islamiste Ennadha qui a longtemps bénéficié d’une assise populaire relativement importante - et où le président leur manifeste une hostilité ouverte, le dialogue national qu’il appelle de ses voeux inclurait plus volontiers l’UGTT et d’autres organisations ou associations. Mais ce n’est pas suffisant pour la centrale syndicale, qui attend des garanties plus fortes de consultation et d’intégration de ses revendications au dialogue. Elle a donc refusé d’y participer le 23 mai.
Anis Samti, secrétaire général d’une des sections de l’UGTT, assure que le syndicat n’est pas en rupture avec le président ou le processus politique amorcé le 25 juillet - date à laquelle Kaïs Saïed a gelé le Parlement et entrepris de réformer unilatéralement la Constitution tunisienne. Il réclame plutôt d’être associé au processus, en insistant sur le sens social et non politique de la grève.
Selon Kram Bendana, le syndicat a en effet tempéré au début du mandat présidentiel, face à un président « à l’attitude autoritaire, qui gouverne seul et qu’on ne voit pas comme un homme de négociations ». Avant de se retrouver dans ce blocage à mesure que la crise s’accentuait. « Symboliquement, Kaïs Saïed s’en prend maintenant à une autorité importante du pays. C’est un nouvel arrivé, sa légitimité électorale affronte la légitimité historique du syndicat », analyse-t-elle.
L’historienne estime toutefois que dans une Tunisie qui connaît déjà beaucoup de difficultés, la grève générale représente « une arme à double tranchant ». « On ne sait pas où va le rapport de force qui est en train de s’établir. Ça va être une épreuve pour l’UGTT. Au mieux, elle peut tempérer ; le pays est quand même fatigué, il a besoin de se stabiliser », pondère-t-elle.
L’envergure de l’UGTT reste impressionnante, et pourrait jouer sur la position présidentielle dès jeudi 16. En 2013, la centrale syndicale revendiquait 750 000 adhérents. Les chiffres les plus récents dans les médias tunisiens font état d’environ 500 000 membres. Un nombre non négligeable dans un pays de moins de douze millions d’habitants. Toute velléité de grève générale peut donc potentiellement bloquer le pays.
D’autant que, comme tous les syndicats, l’UGTT a progressivement évolué avec la tertiarisation du pays. Elle possède désormais une force de frappe majeure chez les fonctionnaires. « Historiquement, l’Union s’est développée dans les ports, dans les mines, avec une base ouvrière. Puis elle a accompagné l’évolution sociale, la Tunisie devenant un pays de classes moyennes et de petite bourgeoisie après l’indépendance. D’un syndicalisme ouvrier, elle est passée à un syndicalisme de fonctionnaires, d’administration » développe Kmar Bendana.
(Re)voir : Tunisie : naissance d'une coalition anti-Kaïs Saïed
Depuis 1946 en Tunisie, il faut en effet savoir « faire avec » l’UGTT, selon la formule de Kmar Bendana. Le mouvement syndical existait déjà avant cette date, mais il s’est structuré comme Union Générale Tunisienne du Travail à cette date, dix ans avant l’indépendance.
Cette longue histoire marque encore le pays. Le leader syndicaliste Farhat Hached, fondateur de l’UGTT assassiné en 1952 par une organisation terroriste française, fait par exemple toujours figure de martyr dans les représentations militantes tunisiennes.
« Sa longévité, sa participation au mouvement d’indépendance, ses moments toujours assumés de conflit avec Habib Bourguiba, fondent sa légitimité politique et continuent à lui donner du crédit », résume l’historienne. Il faut y ajouter sa participation centrale à la révolution de 2011, depuis les premières contestations locales jusqu’à la manifestation-clé du 14 janvier.
Kmar Bendana rappelle ensuite le rôle d’équilibre joué par l’organisation après la révolution, notamment dans les négociations entre différents groupes politiques. « Sa fonction d’arbitre, dans une période d’accroissement des crises, l’aide à durer. C’est une institution qui fédérait, les gens s’y réfèrent ». Elle la compare ainsi à un parti politique, « le seul qui soit stable, structuré, disséminé sur tout le territoire et dans beaucoup de corps de métier ».
Ce rôle dans la transition démocratique lui vaut d’ailleurs le prix Nobel de la Paix en 2015, associée à trois autres organisations (l'Union tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'artisanat, le Conseil de l'Ordre national des avocats de Tunisie, et la Ligue tunisienne des droits de l’homme).
L’historienne pointe toutefois les failles qui pourraient aujourd’hui menacer la pérennité de l’organisation : le manque de renouvellement, comme la féminisation nécessaire, les structures désuètes ou la baisse du syndicalisme étudiant notamment.