Fil d'Ariane
L'ONG tunisienne Al Bawsala (La Boussole) propose un travail de veille sur les politiques publiques aux citoyens, aux élus et aux associations. Elle promeut la transparence politique et législative, et les droits fondamentaux.
TV5MONDE : Comment la situation a évolué depuis le 25 juillet dernier, lorsque le président Kaïs Saïed a suspendu le Parlement et dissous le gouvernement ?
Haythem Ben Zid, responsable de l’information à l’ONG Al Bawsala : Après l’activation de l’article 80 de la Constitution de 2014 (qui donne des pouvoirs exceptionnels au président en situation d’urgence, NDLR), Kaïs Saïed a amorcé son processus unilatéral. Il a essayé d’exclure les partis politique, la société civile, les activistes, les syndicats.
À partir du 22 septembre, il a institutionnalisé cette période transitoire, en cumulant les pouvoirs pour poursuivre la vision annoncée le 25. Il est passé par le pouvoir législatif, pour préparer les élections et le référendum.
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L’étape suivante de son projet était la consultation électronique (une consultation sur Internet pour demander l’avis de la population sur la réforme constitutionnelle. La participation y a été très faible, NDLR). Ça a été une phase plutôt formelle : le président a cherché à établir des chiffres et des statistiques pour argumenter les changements qu’il prévoyait déjà. Il a donc essayé de guider et dévier les questions vers les réponses souhaitées.
Après la consultation, on a connu une accélération du processus. Le président a nommé un conseil provisoire des juges, et des membres de l’ISIE (l'Instance Supérieure Indépendante pour les Élections). C’est un changement radical : ce sont ces membres qui ont préparé le processus du référendum, ce qui est anormal, puisque le président fait partie de la campagne.
Ensuite, un groupe a été désignée pour aider le président à écrire la constitution. Son travail n’était pas à la hauteur de ses attentes, et il n’en a pas retenu la proposition.
Par rapport à la Constitution de 2014, il a par exemple gardé la partie sur les droits et libertés, mais a touché à l’article 49, très important en ce qui concerne l’application de ces droits. On ne trouve pas dans toute la Constitution de mention de l’Etat civil. C’est le deuxième point important, comportant le risque de dévier vers des lois liberticides.
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En publiant le projet de la Constitution le 30 juin, comme attendu, le président a finalement fait passer son programme tel qu’il était constitué avant même la consultation électronique.
Il implique un système présidentiel, avec une concentration de pouvoir. Sans mettre en place de contre-pouvoir législatif et judiciaire, ni à travers la Cour constitutionnelle, ni à travers les juges, ni à travers la responsabilité devant le Parlement. On peut aussi citer les atteintes au pouvoir judiciaire, après la dissolution du Conseil Supérieur de la Magistrature.
Le président, actuellement dans ce projet, est le « bey » (monarque absolu, en référence aux gouverneurs ottomans, NDLR).
25 juillet 2021 : Le président Kaïs Saïed suspend le Parlement dominé par les islamistes du parti Ennahdha. Il dissout aussi le gouvernement, en vertu de l’article 80 de la Constitution qui lui accorde des pouvoirs exceptionnels en situation de crise.
22 septembre 2021 : Le président formalise et renforce ses prérogatives. Il peut légiférer par décrets, et poursuit la suspension du Parlement, des pouvoirs et de l’immunité des députés.
1 janvier - 30 mars 2022 : Consultation électronique, pour recueillir l’avis des Tunisiennes et Tunisiens afin de préparer la réforme constitutionnelle. Moins de 10% de la population y participe.
5 février 2022 : Kaïs Saïed dissout le Conseil Supérieur de la Magistrature. Il l’accuse de corruption, de partialité, et d’avoir bloqué les enquêtes sur l’assassinat en 2013 des militants de gauche Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi.
Une semaine plus tard, il le remplace par un « organe temporaire » et se donne le pouvoir de limoger des juges ou d’interdire leurs grèves.
30 mars 2022 : Le Parlement est dissous, dans une décision anticonstitutionnelle. La dissolution est annoncée après la tenue d’une session de la moitié des députés, opposés au président. Kaïs Saïed qualifie la réunion de « tentative de coup d’État ».
30 juin 2022 : Le président publie son projet constitutionnel, critiqué pour son présidentialisme. Quelques jours plus tard, plusieurs juristes qui ont participé à la rédaction désavouent le texte, qui n’est pas celui qu’ils ont proposé. Kaïs Saïed publie une nouvelle version dans la nuit du 8 au 9 juillet, avec des amendements marginaux.
25 juillet 2022 : Date prévue pour le référendum constitutionnel. Les législatives devraient se tenir en décembre.
TV5MONDE : Ce processus suit-il le plan annoncé le 25 juillet, ou y a t-il eu des surprises ?
Haythem Ben Zid : On a assisté à plusieurs étapes imprévisibles au cours de ce processus. Kaïs Saïed n’a par exemple pas dissous le Parlement après le 25 juillet, mais après une réunion de quelques députés en mars. Il savait en activant l’article 80 qu’il n’avait pas le droit de procéder à cette dissolution.
D'autres décisions sont un peu inexplicables, telle que la rectification du projet de la Constitution le 8 juillet, après la publication d’une première version. Ce qui montre qu’il n’est pas très entouré.
TV5MONDE : Quelle est la décision ou l’évolution qui vous inquiète le plus ?
Haythem Ben Zid : Pour moi, c’est la révocation de 57 juges, annoncée le 1er juin. L’intervention du président par rapport au pouvoir judiciaire inquiète parce qu'il peut opérer énormément de pression sur les juges, pour faire passer des décisions qui ne sont pas constitutionnelles et légales. Et le pouvoir judiciaire a un rôle très important dans une phase transitoire.
Il met aussi la main sur toute instance indépendante, en nommant les membres de l'ISIE ou en fermant l'instance anti-corruption (en août 2021, Kaïs Saïed a révoqué le secrétaire général de l'Instance Nationale de Lutte Contre la Corruption et a fermé ses locaux, NDLR).
TV5MONDE : Quelles conséquences cet empiétement peut avoir ?
Haythem Ben Zid : Avec ces décisions, les juges ne se sentent plus indépendants puisqu’ils sont menacés et risquent à tout moment d’être écartés. Le président peut garder les juges qui vont obéir à ses décisions, pour poursuivre juridiquement les activistes, les acteurs politiques. Cela peut être un outil mobilisé contre l’opposition, et c’est d’ailleurs actuellement le cas (des hommes politiques de l'opposition ont été détenus dans des conditions arbitraitres, ou interdits de quitter le territoire. Des activistes ont été jugés pour avoir critiqué le président, NDLR).
(Re)voir : Tunisie : bras de fer entre le président et les juges
TV5MONDE : Comment a évolué la popularité du président depuis l’été dernier ? A l’époque, une grande majorité de la population tunisienne a salué ses décisions.
Haythem Ben Zid : Une partie de la société civile et des partis politiques ont soutenu le 25 juillet, parce que l'atmosphère avant le 25 était perçue comme une dictature du Parlement, gouverné par le parti islamiste Ennahdha. On a observé un soutien populaire énorme aux décisions de Kaïs Saïed, parce que les gens en avaient assez de la situation politique.
Une partie de la société civile s'est depuis déclarée contre la nouvelle Constitution. Mais Kaïs Saïed garde encore sa popularité, puisque la population pense qu'on a passé des années avec un Parlement qui n'a pas vraiment trouvé des solutions pour proposer une vie meilleure aux Tunisiens.
Je pense que ce référendum ne sera pas un vrai référendum, pour décider d’une Constitution, mais plutôt une autre élection présidentielle. Les gens vont voter pour Saïed et non pour la Constitution. La majorité veut éviter un retour en arrière avec l'ancien Parlement, mais la Constitution va mettre en place un système fermé, opaque, avec un président qui peut devenir à tout moment un dictateur. Ce serait donc aussi une forme de retour à la case départ.
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TV5MONDE : Quels moments ont cristallisé l’opposition, jusqu’à ce qu’une partie de la population ne le soutienne plus aujourd’hui ?
Haythem Ben Zid : Au départ, le décret 117, le 22 septembre, a fait réagir une partie de la société civile (il autorisait le président à gouverner par décrets, et poursuivait la suspension du Parlement, NDLR). Puis la consultation nationale a été considérée comme une étape plutôt ridicule, choisie pour faire passer son programme. Bien sûr, la rédaction de la Constitution, où la participation a été opaque. Il n’a pas donné d'espace à la société civile, aux partis politiques, pour donner leur avis. Et enfin la publication de sa propre version, puis sa rectification.
Au fur et à mesure, Kaïs Saïed perd des alliés, puisqu’il se dirige vers une vision unilatérale. Même de la part des spécialistes en droit constitutionnel qui ont participé à l’écriture du projet.
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TV5MONDE : L'opposition arrive-t-elle à construire sa mobilisation contre le projet constitutionnel ?
Haythem Ben Zid : Une manifestation est programmée vendredi 22 juillet, par plusieurs organisations de la société civile. C’est l’une des premières qui est commune (en dehors des partis politiques, NDLR), incluant des organisations qui ont participé à la transition démocratique. Mais l’action ne peut pas être très importante vu le délai entre la publication de la Constitution et le référendum. Entre les deux étapes, il y a seulement 20 jours. Ceci dit, à chaque nouvelle phase, de nouveaux alliés se joignent pour défendre leurs droits et libertés.
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TV5MONDE : Que peut-on attendre après le référendum ?
Haythem Ben Zid : L'étape la plus importante après le référendum, s’il est adopté, sera la publication de la loi électorale. Il s’agit de terminer de dessiner le nouveau système. Et il faudra préparer les élections de l’Assemblée, puis de la deuxième chambre parlementaire qui va représenter les régions et les villes.
C’est un changement très important, puisqu’on passe à deux chambres. Les premières élections doivent être programmées pour le 17 décembre 2022. Pour la Chambre des régions, nous attendons encore la loi pour définir comment et quand elle sera élue.
Il y a une grande partie du système qui n'est pas expliquée dans la Constitution. On craint que la loi électorale soit aussi sur mesure pour éliminer le rôle des partis et de la société civile. Les méthodes de l'élection des membres de l’ISIE ne sont pas non plus indiquées. Dans le texte de 2014, ils étaient élus à partir du Parlement. Mais actuellement, ce n'est pas détaillé, ce qui donne la possibilité pour le président de les renommer.