Tunisie : une liberté d'expression toujours sous contrôle ? 

Malgré l'émergence de nouveaux médias audiovisuels depuis la révolution, il n'est toujours pas aisé de s'exprimer librement sur certains sujets en Tunisie. L'arrivée d'un nouveau gouvernement et l'adoption d'une nouvelle constitution peuvent ils changer la donne ? Éléments de réponse. 
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Tunisie : une liberté d'expression toujours sous contrôle ? 
Les guignols du Maghreb, inspiré des marionnettes françaises sont diffusés sur Nessma TV trois fois par semaine.
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Les procès contre les journalistes, artistes, rappeurs et les tentatives de prise de contrôle des grands médias s’étaient multipliés lors des derniers mois en Tunisie. Parmi les épisodes les plus commentés : le rappeur tunisien Klay BBJ, en septembre dernier, avait été condamné à six mois de prison ferme pour des chansons jugées insultantes contre le pouvoir en place. Deux journalistes avaient été poursuivis et incarcérés pour avoir filmé des jets d’œufs sur un ministre du pouvoir en place. Mohamed Medded, simple employé technique de la station mais proche du parti islamiste Ennahda au pouvoir avait été bombardé au poste de PDG de la radio publique. L’une des ses mesures fut d’écarter une animatrice, coupable d’avoir lancé un sujet sur les salaires des ministres… Le climat semble pourtant avoir changé depuis la formation du nouveau gouvernement et le départ des islamistes. « Le harcèlement judiciaire contre les journalistes, s’est estompé. Le premier ministre, Mehdi Jomâa nous a reçu. Le ton a été cordial. Le gouvernement, selon lui, ne doit plus interférer dans le choix des dirigeants des chaines et des radios publiques. Les journalistes ne seront plus poursuivi pour avoir exercé leur profession  », confirme Ayman Rezgui, membre du bureau exécutif du syndicat national des journalistes tunisiens et ancien rédacteur en chef de la chaine privée Al-Hiwar Ettounsi. « Le limogeage du très politique Mohamed Meddeb de la radio publique, par ce gouvernement, représente un signal fort pour nous », poursuit le syndicaliste. L’HAICA, la Haute Autorité indépendante pour la communication audiovisuelle, fondée au lendemain de la révolution, a été marginalisée par l’ancien pouvoir. Elle sera désormais  chargée de procéder aux processus de nominations des nouveaux dirigeants des médias publics. « Chaque pouvoir fort en Tunisie veut contrôler le paysage médiatique du pays. Le gouvernement précèdent reproduisait de manière assez proche les comportements du régime de Ben Ali.  On nomme ses fidèles à des postes clés et on poursuit devant les tribunaux. Or, le nouvel exécutif est le fruit d’un compromis entre islamistes et gauche laïque et semble plus faible politiquement. Il ne cherche donc pas imposer ses hommes dans tel ou tel média », constate Hichem Snoussi, membre de l’HAICA.
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Harim Sultan, série télévisée turque qui retrace le siecle de Soliman de Magnifique, remporte un grand succès en Tunisie
La religion, une valeur sacrée Moktar Trifi, président d’honneur de la ligue des droits de l’homme de Tunisie, reste pour sa part prudent. Il est l’avocat de Nebil Karaoui, directeur de la chaine privée Nessma. Le 9 octobre 2011, quelques 300 militants salafistes tentaient d’incendier le siège de Nessma, en plein Tunis. Deux jours auparavant, la chaine avait diffusé, un vendredi soir, le film d’animation « Persépolis » de la franco-iranienne Marjane Satrapi, suivi d’un débat télévisé sur l’intégrisme religieux. Dieu est représenté dans le film, ce que proscrit l’Islam. Nebil Karaoui a été contraint de présenter des excuses publiques, mais il a été poursuivi et condamné à une amende de 2400 dinars (1200 euros) pour  « atteinte aux valeurs du sacré », « trouble à l’ordre public » et « atteinte au culte ». Pour l’avocat, Nessma TV ne peut toujours pas prendre le risque de rediffuser le film. Son directeur pourrait être à nouveau condamné. La liberté d’expression et notamment de programmation reste sous surveillance, malgré le départ des islamistes. « La nouvelle constitution garantit certes la liberté de conscience tout en condamnant implicitement le blasphème. Nous restons dans une forme d ‘ambiguïté juridique. Le code pénal en vigueur reste celui de Ben Ali et l’interprétation de la notion de ‘troubles à l’ordre public’ reste celle du bon vouloir du ministère public. Tant que de nombreuses dispositions de ce code pénale issue de la dictature ne seront pas changées, n’importe qui peut se retrouver sous les barreaux pour telle ou telle parole touchant par exemple le religieux », estime Moktar Trifi.
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Logo de la chaine tunisienne Hannibal TV
Autocensure L’avocat suit également le dossier de Jabeur Merji. L’homme, au chômage depuis six ans, a été condamné à sept ans et demi de prison pour « troubles à l’ordre public » par le tribunal de Monastir. « Il a publié sur son compte Facebook quelques caricatures du prophète. Une vingtaine de personnes ont du voir ces dessins », explique l’avocat. Moktar Trifi est allé jusqu’à  rencontrer le Président Moncef Marzouki pour demander une grâce. Le palais de Carthage n’a toujours pas donné de réponse. « L’autocensure, face à une telle incertitude juridique devient la norme dans les grands médias. Et si quelque chose passe les filets de ce premier contrôle, le media concerné tient à se désolidariser très rapidement des propos tenus sur son antenne », conclut Moktar Trifi. Hannibal TV, première chaîne privée du pays, avait ainsi diffusée une interview de Nadia El Fani, après la sortie de son film, « Ni Allah, ni maître ». La réalisatrice expliquait comprendre le refus de pratiquer le ramadan chez de nombreux tunisiens. La direction de la chaîne s’est confondue en excuses auprès de ses téléspectateurs et estimait que les attaques contre l’Islam de la réalisatrice étaient inadmissibles.
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L'émission de débat de la chaine privée, Ettounissya TV, “9h du soir“ est présentée par Moez Ben Gharbia. Les insultes entre invités sont fréquentes.
Pas de charte déontologique « On ne doit pas toucher ou contester la religion. C’est le grand tabou », explique Larbi Chouikha, universitaire et spécialiste des médias tunisiens. Il est à l’origine du décret 115 qui instaure juridiquement la liberté de la presse en Tunisie, au lendemain de la chute de Ben Ali. « Le public tunisien est aujourd’hui composée en grande partie de gens qui ont porté au pouvoir Ennahda lors des premières élections libres du pays. Ce public très conservateur est attaché à l’héritage religieux. La question des mœurs reste également sensible. La nudité est proscrite dans les programmes télévisés. Il n’est pas question de passer un film hollywoodien où le sein d’une femme serait visible. Autre exemple, l’homosexualité n’est jamais abordée. Cela n’existe pas » ajoute le chercheur. Le contenu des dernières fictions à succès reflète ainsi l’état d’esprit majoritaire du public. Les chaines puisent souvent leurs succès d’audience dans le catalogue des télévisions égyptiennes ou turques. « Harim Sultan a conquis un large public sur Nessma. La série turque retrace la vie de Soliman le Magnifique. Elle est diffusée tous les soirs à 20h50. C’est la grande épopée historique de l’islam conquérant qui est mise en avant », poursuit Larbi Chouikha.   Les attaques judiciaires contre les chaines et les radios tunisiennes sont également rendues possibles par la faiblesse de l’Haica, l’autorité de régulation. Elle manque de moyens, alors qu’en quelques mois, après la Révolution, le paysage audiovisuel tunisien s’est transformé. Sous Ben Ali, il comprenait deux chaines publiques et deux grandes chaines privées Hannibal TV et Nessma. Les deux entités privées n’avaient pas le droit de produire de l’information. Aujourd’hui, le pays compte vingt chaines privées. « Elles se créent toutes seules s’installant sur un signal et on ne connaît pas la provenance de leurs ressources comme Zitouna TV qui est proche de Ennahda », juge Larbi Chouikha. « Aucune charte déontologique n’anime ces chaines. La qualité de l’information reste faible. Aucune chaine tunisienne ne fait d’enquête, d’ailleurs. On organise surtout des débats où l’on s’invective, s’insulte et se menace. Faits et opinions sont souvent confondus ». Hichem Snoussi, membre de l’Haica reconnaît les faiblesses de l’audiovisuel tunisien. « Le manque de déontologie, voire même de professionnalisme, des journalistes, qui se sont trouvés un peu livrés à eux même après avoir longtemps suivi les consignes du régime de Ben Ali, ont aussi permis aux islamistes de les attaquer devant la justice Paradoxalement, une meilleur régulation des médias permet d’éviter justement la censure ou la condamnation devant les tribunaux ». Ainsi, l’Haica désirerait devenir l’équivalent du CSA en France mais reste dépourvue de moyens. Des appels au meurtre ont été plusieurs fois entendus sur certaines radios et aucune d’entre elles n’a été suspendue. La production des médias tunisiens, faute de cadre clair, est donc aujourd’hui partagée entre liberté de ton et censure à l’image de Nessma TV. Si la chaine s’interdit  la rediffusion de « Persépolis »,  elle produit et diffuse, cependant, « les Guignols du Maghreb » où la personne de Moncef Marzouki,  président de la République, est caricaturée presque tous les soirs. Une chose bien entendu impensable sous Ben Ali.