Un an après le coup d'État, où en est le Soudan ?

Le 25 octobre marque le premier anniversaire du coup d’État militaire d’Abdel Fattah Al-Burhan au Soudan. Un an après, où en est le pays ? Jihad Mashamoun, spécialiste du Soudan, apporte des éléments de réponse dans cet entretien. 
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manif Soudan 21 octobre
Au Soudan, les manifestants demandent toujours le retour du pouvoir civil, un an après le coup d’État, comme lors de ce rassemblement le 21 octobre. AP/ Marwan Ali.
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TV5MONDE : Le 25 octobre 2021, Abdel Fattah Al-Burhan et les militaires ont pris le pouvoir au Soudan par un coup d’État, deux ans après la révolution qui avait destitué le président Omar el-Bechir. Comment les dynamiques ont évolué pour le pays depuis ? 
 
Jihad Mashamoun, analyste spécialiste du Soudan, chargé de recherche honoraire à l'Institut d'études arabes et islamiques de l'université d'Exeter : Sur le plan international premièrement, il semble que les militaires aient fait des progrès en termes de relations extérieures. Les pays reconnaissent maintenant leur autorité sur le Soudan. Cela signifie qu'ils ont imposé l'idée suivante : « Nous avons créé cette situation, et vous n'avez rien d'autre à faire que de nous accepter maintenant ». C'est ce qui s'est passé, par exemple, lorsque Al-Burhan s'est rendu à une réunion de l’IGAD [l’Autorité intergouvernementale pour le développement, groupement interrégional est-africain, NDLR] à Nairobi en juillet, ou lorsqu’il a été au Royaume-Uni pour présenter ses condoléances lors du décès de la reine Elizabeth. C'est également le cas lorsqu'il s'est rendu à New York pour la réunion de l'Assemblée générale de l'ONU. Cela montre donc que la communauté internationale commence à accepter Al-Burhan et, dans une certaine mesure, le régime militaire. 
 
Les dynamiques internes n'ont cependant pas beaucoup changé. Les militaires, avant de faire leur coup d'État, avaient le soutien de groupes des FFC [les Forces pour la liberté et le changement, coalition qui a participé au renversement du régime d’Omar el-Bechir, NDLR] et des Forces révolutionnaires soudanaises. Ils avaient signé un accord de partenariat qui a formé le gouvernement Hamdok. Maintenant, Al-Burhan et ses alliés dans l'armée encouragent les divisions au sein des FFC et des Forces révolutionnaires soudanaises, et cela provoque des scissions. Par ces scissions, s'est formée une nouvelle faction appelée les FFC d'Accord National (FFC-NA). Al-Burhan et ses alliés voulaient utiliser les FFC-NA pour remplacer les FFC. Plus tard, Al-Burhan s'est rendu compte que les FFC-NA ne pouvaient pas représenter le substitut qu'ils attendaient, parce qu'elles ne bénéficient pas d'un large soutien. 
 
C'est la même répression aujourd'hui que si le régime d'el-Bechir était toujours au pouvoirJihad Mashamoun, analyste spécialiste du Soudan.
Al-Burhan, en juillet, a déclaré que les militaires se retireraient des pourparlers, encourageraient les civils à travailler pour mettre fin à leurs divisions, former un gouvernement, puis venir discuter du nouveau mandat, d'un nouveau partenariat avec les militaires. On voit ici qu'Al-Burhan et ses alliés ont réalisé qu'ils n'ont pas obtenu ce qu'ils voulaient après le coup d'État, en termes de reconnaissance.
 
Et j'ai le sentiment que les forces du FFC-NA veulent désormais améliorer les relations avec leurs anciens alliés, les FFC. Mais elles ont un problème parce que certains dirigeants des Forces de l'accord national ont été impliqués dans des affaires de corruption et de contrebande. Les FFC ne peuvent donc accepter aucune réconciliation avec eux pour le moment, car cela les discréditerait auprès des manifestants. Les dynamiques internes évoluent donc un peu, mais pas tant que ça.
 
TV5MONDE : Selon vous, que reste-t-il aujourd’hui des soulèvements de 2019 ?  
 
Jihad Mashamoun : Ce qui reste, c'est que les jeunes continuent à s'opposer à l'ancien régime sous toutes ses formes : à l'armée, et à l'impasse politique qui se poursuit depuis 30 ans, voire plus. Parce que si vous regardez l'histoire du Soudan, beaucoup de partis ont fait appel à l'armée pour lancer un coup d'État, à chaque fois qu'il y a un désaccord. Ils utilisent leurs factions dans l'armée pour cela. Et ils s'attendent à ce que la faction militaire cède ensuite le pouvoir. Mais cela ne se produit pas. 
 
Donc les jeunes, et je le reconnais parce que je fais partie de cette génération, sont déçus par les partis politiques. Ils ont le sentiment que les partis ne sont pas démocratiques par eux-mêmes. Par exemple, les partis du FFC se sont précipités pour avoir un accord avec les militaires en 2019. En fait, ils auraient pu former un gouvernement et forcer les militaires à l'accepter. C'est une idée commune parmi les opposants.

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TV5MONDE : La répression de ces opposants a-t-elle changé ? 
 
Jihad Mashamoun : Si vous examinez trente années pendant lesquelles les services de sécurité se sont concentrés sur la protection d'un régime plutôt que sur celle des civils, de leur population, la répression sera toujours présente. 
 
Contre les manifestants, la police utilise des projectiles comme armes pour tuer. Ils ne les utilisent pas seulement pour décourager les manifestants de protester. Et puis ils ont introduit une balle spéciale avec des particules qui blessent dans plusieurs parties du corps. Donc tout ce que je vois ici, c'est que la répression n'a pas vraiment changé. 
 
C'est la même répression que si le régime d'el-Bechir était toujours au pouvoir. Et elle s'est même prolongée, car lorsque le régime d’el-Bechir s'est supposément effondré, l'armée a retiré aux services de renseignements le pouvoir d'arrêter les gens sans les poursuivre, elle leur a retiré l'immunité. Lorsque les militaires ont pris le pouvoir au moment du coup d'État, ils ont rendu cette immunité aux services de renseignement. Donc, en gros, le régime d'el-Bechir est de retour.

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TV5MONDE : Les Soudanais se rassemblent presque chaque semaine pour protester contre le régime. Comment évoluent les manifestations et leurs revendications ? 
 
Jihad Mashamoun : Les manifestants se rassemblent plus largement lors de dates symboliques. Comme le 21 octobre, en raison de l'anniversaire de la révolution contre le premier dictateur militaire, Abboud, en 1964. Pendant le régime d’el-Bechir, chaque année, il y avait une manifestation ce jour-là. L'année dernière, le coup d'État a eu lieu le 25. Je m'attends également qu'à cette date, les gens continuent à protester. 
 
Les manifestants veulent voir les civils unis plutôt qu'en train de se chamailler entre eux. Et parce qu'ils ne voient pas les civils unis, il n'y a pas beaucoup de coordination de ces protestations. Si vous regardez le parti Oumma par exemple, ils sont divisés. Le chef du parti est Fadlallah Burma Nasser. C'est un général militaire à la retraite. Et on pense qu'il a toujours été proche des militaires, depuis Abboud. Il a ensuite été ministre durant le régime d’el-Bechir. Donc c'est comme si le régime avait infiltré le parti.
 
L'autre côté du parti est avec le FFC et résiste aux militaires. Et bien sûr, il y a les autres partis, comme le parti socialiste baathiste ou le parti communiste. Les civils ne sont donc pas unis. Mais je crois que leur but ultime, avec ces manifestations, est d'essayer d'instaurer une crédibilité pour aller à la table des négociations avec les militaires et leur dire : « Nous avons davantage de pouvoir de négociation maintenant, et vous n'avez pas d'autre option que de quitter le pays ». De leur côté, les militaires veulent le même pouvoir, et c'est ce que fait Al-Barhane. Je travaille en ce moment sur comment Al-Barhane est en train de faire une alliance avec les factions de l'ancien régime d’el-Bechir pour cela.
 
Les coupures de l'aide internationale ont eu beaucoup plus d'influence sur la population que sur les militaires.
TV5MONDE : Pensez-vous que les divisions politiques peuvent être surmontées pour obtenir ce pouvoir de négociation plus fort ?
 
Jihad Mashamoun : Cela peut effectivement être surmonté, mais il va falloir faire des compromis du côté civil. Cela avance. Cela dépend de décisions politiques des FFC, de leur réconciliation entre eux d'abord, puis avec les Forces d'accord national. 
 
Les points de discussion actuels sont réalisables. Mais cela dépend de l'engagement politique et de la volonté des deux parties, et la réconciliation peut être difficile. Mais elle doit avoir lieu.
 
TV5MONDE : Comment décririez-vous l'influence de ces événements politico-militaires sur l'économie ?
 
Jihad Mashamoun : Les militaires et l'ancien régime ont un contrôle dominant sur l'économie. L'ancien régime est celui qui a créé le complexe militaro-industriel, qui a plus de 200 entreprises sous ses ordres, des sociétés militaires et de sécurité. Les sociétés militaires soudanaises ne paient pas d'impôts.
 
Et c'était l'une des principales dissensions entre les militaires et les civils, qui voulaient que les entreprises militaires soient remises au contrôle civil, au contrôle du ministère des Finances, parce qu'elles ont toujours été exemptées d'impôts. Or, ces entreprises ont une domination écrasante sur l'économie du pays. C'est pourquoi, lorsque nous parlons de sanctions, nous parlons de sanctions ciblées, sur les entreprises ou sur les individus, et non sur la population soudanaise.

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TV5MONDE : Quel impact la réduction de l'aide internationale a-t-elle eue sur cette situation ?
 
Jihad Mashamoun : Lorsque le coup d'État a eu lieu, l'aide internationale a été coupée, en particulier celle des États-Unis, de la Banque mondiale et d'autres institutions financières. Même l'annulation de la dette du Soudan, qui s'élève à plus de 60 milliards de dollars, a été supprimée. 
 
Les militaires ont toujours mis l'accent sur l'idée d'un partenariat avec les civils, afin d'obtenir une reconnaissance internationale pour que ces aides et tout le reste puissent revenir au Soudan. Mais ils semblent être autonomes grâce à leurs propres projets militaires, aux entreprises militaires, et ce sont les civils qui ont du mal à vivre. Je veux dire, la population civile. Les prix augmentent. Les taxes aussi au Soudan, parce qu'il n'y a pas d'argent dans le pays. Le pays est à l'arrêt. [Le Soudan souffre largement de l’inflation, de famines et de pénuries, NDLR].
 
La décision de réduire les aides montre que la communauté internationale n'accepte pas ce qui s'est passé au Soudan, que les militaires aient pris le pouvoir. Mais ces coupures ont eu beaucoup plus d'influence sur la population civile que sur les militaires. C'est pourquoi vous voyez les militaires se comporter comme si rien ne leur était arrivé, car ils ont leurs propres entreprises. 
 
Les militaires gagnent du temps afin d'obtenir malgré tout lentement cette reconnaissance et dire à la communauté internationale : « Concentrez-vous sur la stabilité et la sécurité plutôt que sur la démocratie ». C'est ce qu'ils veulent. Ainsi, ils obtiendraient l'aide internationale, les prêts, l'annulation de la dette... Ils veulent aussi faire passer le message suivant aux Américains : « Si vous ne voulez pas vous concentrer là-dessus, très bien, nous irons vers la Chine et la Russie. On travaillera avec ces deux pays-là. Mais nous savons que vous avez besoin de la Mer Rouge, que vous voulez la sécuriser ». 
 
Les militaires se sont toujours nourris des divisions des civils.
TV5MONDE : Au moins deux cents personnes sont mortes ces derniers jours dans des « conflits tribaux ». Certains observateurs parlent d'un vide sécuritaire dû au putsch, encourageant les conflits. Que pensez-vous de cela et que représentent exactement ces affrontements ?
 
Jihad Mashamoun : Je suppose qu'il s'agit de ce qui se passe au Darfour et au Kordofan du Sud. Ce que l'on peut observer, c'est que les militaires laissent ces conflits se produire, sans envoyer de forces pour les sécuriser, afin d'encourager la population à se concentrer sur la stabilité plutôt que sur la démocratie. Par ailleurs, cela signifie que les militaires sont divisés, qu'ils veulent disperser les forces du général « Hemetti », les Forces de soutien rapide, afin de les éloigner de la capitale [Mohamed Hamdan Daglo, dit général Hemetti, est le numéro 2 du pouvoir militaire soudanais. Il dirige les forces paramilitaires très redoutées des FSR, NDLR]. Ce sont encore des hypothèses à ce stade.

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TV5MONDE : Quels sont les scénarios les plus probables actuellement selon vous ? Peut-on espérer une transition démocratique, ou est-ce quelque chose de peu probable pour le moment ? 
 
Jihad Mashamoun : Il y a toujours de l'espoir. C'est pour cela que les jeunes manifestent, menés par les Comités de résistance. Un scénario que j'imagine possible est un coup d'État populaire, avec les civils réunis. Ils peuvent amener l'unité à la table des négociations avec les militaires, pour montrer qu'ils sont en fait plus puissants qu'eux. Ou proposer l'immunité pour les services rendus, à savoir la destitution du régime d’el-Bechir, tout en leur demandant de quitter le pays.
 
Bien sûr, pour que cela arrive, il faudrait atteindre cette unité des civils. Parce que les militaires se sont toujours nourris des divisions des civils. Et si les civils sont unis, si les rues sont unies, l'armée serait susceptible de faire un coup d'État contre Al-Burhan. La raison pour laquelle je pense que l'armée n’en lance pas un pour le moment est qu’Al-Burhan élimine toute menace contre lui en mettant des officiers en retraite ou ce genre de choses. Et l'armée ne voit pas l'unité des civils, ce qui la décourage de faire un coup d'État. Dans le même temps, Al-Burhan a libéré et permis aux membres de l'ancien régime de maintenir leur pouvoir dans l'armée. 
 
Par ailleurs, ce coup populaire devrait être protégé des attaques des forces d'Hemetti, qui pourraient provoquer une crise civile dans les zones urbaines. Parce que c’est une autre question importante. Comment les Forces de soutien rapide réagiraient-elles ? Il est possible qu'elles combattent tout coup contre les militaires, car elles en font partie. À moins qu'elles ne forment une alliance avec le FFC, ce qui reste hautement improbable car les forces d'Hemetti étaient impliquées dans le massacre de la manifestation du 3 juin 2019, qui a tué plus de 110 personnes. Les FFC ne veulent donc pas ternir leur nom en faisant une alliance, bien que Hemetti ait clairement indiqué qu'il était ouvert à une collaboration avec elles.
 
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Il est également important que les dirigeants civils organisent des élections internes en leur sein. Leur idéologie ne doit pas les empêcher d'être pragmatiques. C'est une partie du problème dans lequel le Soudan se trouve actuellement. Chacun suit son intérêt idéologique ou personnel. C'est pourquoi, lorsque vous parlez aux Soudanais, vous constatez que beaucoup de gens sont déçus par les partis politiques. Et c'est ce que veulent les militaires : que tout le monde soit déçu par les partis afin que les gens soutiennent le régime militaire. Mais comment pouvons-nous avoir une démocratie sans politiciens ni partis ?
 
Je pense aussi qu'il faut apporter du sang neuf sur la scène politique. On ne peut pas se reposer sur les mêmes vétérans depuis 30 ans. Il y a un moment où il faut passer le relai aux jeunes.
 
La communauté internationale a un rôle à jouer dans ce processus, qui consiste à cibler les entreprises commerciales d'Hemetti, des Forces de soutien rapide, en particulier aux Émirats arabes unis. C'est comme ça qu'il opère. Al-Burhan a quant à lui le soutien des Égyptiens, parce que l'armée égyptienne considère que l'armée soudanaise est le reflet d'elle-même, que c'est la seule institution qui peut maintenir l'unité du Soudan. 
 
La communauté internationale doit comprendre qu'il faut soutenir la population soudanaise. Et la démocratie en général. Les Soudanais veulent la démocratie, des institutions, la liberté d'expression. Ils en ont assez d'être dirigés par des militaires, par l'ancien régime islamiste, de trente ans de répression où chacun utilise l'islam comme un instrument politique. La communauté internationale doit donc chercher à atteindre une situation gagnant-gagnant pour elle et pour les Soudanais, et non pour elle et le régime au pouvoir.