Fil d'Ariane
Arrêtés, détenus, puis libérés ; mais tout de même attendus en audience au tribunal mardi 23 mai. Deux jeunes étudiants tunisiens affrontent une mésaventure judiciaire, après la publication sur les réseaux sociaux d’une chanson parodique jugée insultante envers la police. L’affaire mobilise la société civile, et est même remontée jusqu’au chef de l’État.
Les trois jeunes hommes chantent dans une vidéo parodique évoquant le sort des jeunes Tunisiens arrêtés pour avoir fumé un joint. Deux d'entre eux ont été à leur tour détenus. Capture d'écran de la vidéo via Abdou Hendaoui (Facebook).
Sur l’air bien connu du générique du dessin animé Babar, trois jeunes hommes entonnent en dialecte tunisien, entre deux rires : « Une fois dans notre quartier, la police nous a rendu visite la nuit. Elle a enfoncé la porte de la maison, et nous a tous fait passer un test (anti-drogue, NDLR). Tous les gars étaient choqués, (le policier) m’a regardé et m’a demandé où je me fournissais. Je lui ai dit, non, je ne fume pas, libère-moi et prends deux dinars ».
Cette chanson satirique, publiée sur les réseaux sociaux, a été visionnée des centaines de milliers de fois dans le pays. Elle tourne en dérision les arrestations abusives de jeunes Tunisiens, parfois emprisonnés des années pour avoir fumé un joint, en vertu de l’article 52.
Mais ses paroles, en particulier la dernière phrase qui accuse certains policiers de corruption, ont valu à deux des étudiants plusieurs jours de détention, et une comparution prévue le mardi 23 mai devant le tribunal de première instance de Nabeul, ville située sur la côte nord-est du pays. Dhia, 26 ans, et Youssef, 27 ans, sont accusés d’avoir « porté atteinte à autrui via les réseaux sociaux » et d'avoir « attribué des faits inexacts à un agent public ».
Leur avocate Imen Souissi dénonce ces accusations, arguant que la chanson ne comporte ni délit, ni diffamation, ni insultes, ni même désignation précise.
« C’est une vidéo improvisée, pas sérieuse, qui parle d’agissements que tous les jeunes Tunisiens connaissent. La police, qui ne devrait pas évaluer une œuvre artistique, a jugé que cette chanson présentait des attaques contre tout le corps policier. Les deux jeunes ont dit qu’il n’y avait pas d’intention de provoquer quelqu’un, mais malheureusement, le procureur a décidé de les envoyer en détention. »
Imen Souissi souligne aussi le fait que ses clients ont été interrogés sur ce qu’ils voulaient dire, ce qui représente pour elle non seulement une attaque à la liberté d’expression, mais aussi à la liberté de penser.
Sur les réseaux sociaux, les mots-dièse #Libérez les étudiants (#سيب_الطلبة) ou #Free Babar et des photos-montages mettant en scène le personnage de dessin animé ont été massivement repris. Plusieurs associations et organisations se sont rapidement mobilisées pour exiger la libération de Dhia et Youssef. « Ça prouve que la société civile restera toujours un soutien fidèle », salue l’avocate, qui maintient sa confiance dans la justice de son pays pour absoudre ses clients.
Aux côtés de la Ligue tunisienne pour la défense des droits de l'Homme ou de responsables du Syndicat national des journalistes tunisiens, l’Union générale des étudiants tunisiens, principal syndicat étudiant du pays, a participé à la campagne. Le secrétaire général, Houssem Boujarra, décrit : « L’UGET n’est pas une organisation qui ne défend que les droits académiques, mais un mouvement national qui défend aussi les étudiants dans tous leurs droits, y compris la liberté d’expression. »
Selon lui, la seule « punchline » qui pourrait expliquer l’arrestation a trait à la corruption de certains policiers. « Et cela arrive, on le vit en Tunisie ! On ne dit pas que c’est le cas de tout le monde, mais ça existe, il n’y a pas de raison de le cacher. » Il signale donc « un abus de pouvoir et une atteinte aux libertés », pour une « blague entre amis ».
Le chef de l’État lui-même a jugé « inacceptable » cette arrestation, peu avant la libération des deux jeunes. Kaïs Saïed a ainsi fait part de sa « stupéfaction » en vidéo. Il a appelé « les magistrats honnêtes à lutter contre ces débordements et à assurer une justice équitable pour tous les Tunisiens », avant d’ajouter : « Je ne m'ingère pas dans la justice mais je ne permettrai pas à quiconque de subir une injustice ».
Une position qui ne convaint guère ses critiques, puisque dans le même temps, le président approuve d’autres condamnations d’opposants ou de journalistes jugées tout aussi arbitraires. Un rassemblement était d’ailleurs organisé ce même jeudi 18 mai à l’appel du Syndicat national des journalistes tunisiens.
Les manifestants dénonçaient la répression qui touche certains de leurs membres, et le recul symbolisé par le décret 54. Promulgué en septembre 2022 par le président, ce décret criminalise toute personne « qui utilise délibérément les réseaux de communication et les systèmes d'information pour produire, promouvoir, publier ou envoyer des fausses informations ou des rumeurs mensongères ».
Imen Souissi abonde : « Le décret 54 pèse lourd sur la parole. Le climat actuel est plein de peur, on se demande : ‘Est-ce qu’on peut dire ça ? Est-ce qu’on ne peut pas dire ceci ?’ » Elle évoque un message passé à travers cette affaire à tous les jeunes : « Il y a des corps à ne pas toucher ». Pourtant, d’après elle, les deux jeunes ne se sont pas imaginés une seule seconde qu’ils seraient touchés par cette répression pour la publication de leur vidéo.
« Ils n’ont ni argent ni influence politique. Ils ne sont pas connus, il n’y a pas de public qui va s’en mêler,développe-t-il. Ils ont montré ce qui se passe, la corruption, et la fabrication d’affaires, ce qui a été pris comme une provocation. Et la vidéo a beaucoup tourné, puisque c’est quelque chose de comique et de frappant pour tout le peuple. »
(Re)voir : Tunisie : décret-54, véritable mise en danger de la liberté d'expression
D’après leur avocate, la décision semble avoir été prise « individuellement, sans avoir été ordonné par des supérieurs ». Elle la situe toutefois dans un « climat d’impunité des policiers vis-à-vis des abus », et une atmosphère malsaine pour les droits humains.
Pour sa part, Houssem Boujarra fait le lien avec d’autres arrestations de personnages de la société civile. « S’il n’y avait pas d’atteintes aux libertés, on ne se serait pas risqué à prendre cette décision », ajoute-t-il.
Le secrétaire général de l'UGET en profite également pour dénoncer une violence et une répercussion particulière qui vise les jeunes, surtout lorsqu’ils se mobilisent ou critiquent les institutions publiques. « Je ne crois pas qu’on va les condamner à de la prison. Mais l’arrestation en elle-même, ainsi que ses circonstances, en période d’examens, nous interpelle. Et ce n’est ni la première, ni la dernière affaire qui menace la liberté d’expression. Elle doit constituer une sonnette d’alarme. »
En dehors du décret 54, c’est aussi l’article 52, qui prévoit jusqu'à dix ans de prison pour la consommation ou détention de drogue, qui se retrouve une nouvelle fois au cœur du débat. Dhia et Youssef ne sont pas poursuivis à ce titre, mais c’est bien cette législation que leur chanson accuse. Selon des statistiques tunisiennes, près de 30% des détenus en Tunisie sont emprisonnés pour cette raison.
L'avocate Imen Souissi dénonce : « Même si l’article 52 a été modifié pour alléger les peines, les tribunaux continuent à adopter des peines lourdes d’emprisonnement, les policiers continuent à agir sans respecter les droits en vigueur. Les faits sont toujours loin d’être proportionnels ».
(Re)voir : Tunisie : vers une révision de la loi 52 sur la consommation de stupéfiants ?