Mathieu Pellerin
Analyste Sahel - International Crisis Group
Fil d'Ariane
Le vol de bétail en Afrique, autrefois ponctuel, est devenu un crime organisé à grande échelle. Des groupes armés aux trafiquants, en passant par les forces de l'ordre et les groupes d'autodéfense, plongée au cœur d'une économie illicite qui alimente les conflits, avec "Les Mots de la Paix".
C’est l’une des ressources les plus précieuses pour de nombreuses communautés sur tout le continent africain. Le bétail représente pour beaucoup une richesse inestimable. Il a toujours suscité des convoitises mais aujourd’hui il constitue un défi sécuritaire majeur en Afrique. Ces dernières années, les crimes liés au bétail augmentent en nombre et en violence.
En février 2022, une éleveuse surveille son bétail à Ha Ramokhele au Lesotho.
Il s’agit des animaux d’élevage qui concourent à la production agricole, autrement dit les bovins, les moutons, les chèvres, les ânes, etc. En Afrique, le bétail est à la fois exploité pour cultiver la terre mais aussi dans les activités de transhumance.
L’élevage, le pastoralisme, est en effet central dans l’économie de nombreuses sociétés africaines. Et sur le continent, la possession de bétail est parfois bien plus valorisée que la propriété de terres cultivables ou de récoltes.
Depuis des siècles ! La formation des grands royaumes et empires africains s’est souvent accompagnée de grands bouleversements des sociétés pastorales et des modes d’élevage du bétail.
Dès le VIIIe siècle, le Royaume du Kanem, puis l’empire du Mali au XIIIe siècle, le royaume du Bornou un siècle plus tard, et l’empire Songhaï entre le XVe et le XVIe siècle, ont réussi à imposer leur domination sur les grandes routes commerciales en sécurisant les transhumances, souvent au prix de violents affrontements.
En octobre 2022, du bétail vagabonde dans le comté de Samburu au Kenya.
Le vol de bétail est aussi ancré dans les pratiques traditionnelles. Dans certaines communautés, il était autrefois validé par les chefs et les aînés des clans. Au Sahel et en Afrique de l’Est, les raids pour voler du bétail ont été, à certaines époques, une façon acceptée d’acquérir des bêtes, de restaurer des troupeaux décimés par la sécheresse, de financer les dots de mariages. En réponse, les jeunes hommes qui défendaient le bétail et le territoire de leur communauté devenaient des guerriers respectés.
Mais dans les années 1990, et plus encore ces dix dernières années, le vol de bétail en Afrique est passé d’une pratique ponctuelle relativement non violente, avec un petit nombre de têtes concernées, à un crime organisé et à grande échelle.
Dénoncer les voleurs de bétail peut mettre la vie des marchands de bœufs en danger.Sheik Issah Amartey, Secrétaire général de l’association des éleveurs et des commerçants du Ghana
Plusieurs zones du continent sont particulièrement touchées par l’augmentation de leur fréquence et de leur violence :
Mais le phénomène touche d’autres pays, comme le Ghana, où Sheik Issah Amartey, Secrétaire général de l’association des éleveurs et des commerçants du Ghana, rapporte que les attaques sont fréquentes : "Quand les commerçants de bœufs viennent sur ce marché international, ils se font attaquer au cours de tous leurs trajets, même quand ils passent par les frontières officielles. Et quand ils connaissent leurs agresseurs, ils doivent se montrer très prudents. Les dénoncer peut mettre leur vie en danger."
Le vol de bétail constitue une ressource essentielle, stable et durable, des groupes islamistes armés au Sahel. Ces extrémistes considèrent le bétail comme un moyen de paiement de la zakat, l’impôt islamique. La revente des troupeaux passe par des circuits parfois légaux, comme les grossistes en bétail ou les bouchers locaux. Les revenus générés financent ensuite l’achat de véhicules, de carburant ou d’armes.
En fait, c’est tout une économie de guerre totalement illicite qui s'est développée, avec des réseaux parallèles de trafic et de contrebande.
"Au Sahel, tous les groupes armés, djihadistes ou non, sont impliqués dans le vol de bétail à plus ou moins grande échelle, pointe Mathieu Pellerin, analyste Sahel pour l'International Crisis Group. Mais aussi, et c'est un problème assez important, les forces de défense et de sécurité et les groupes d'autodéfense qui sont censés combattre ces groupes. Certains sont également impliqués dans le vol de bétail, parce que c'est une filière extrêmement rentable et profitable."
Mathieu Pellerin
Analyste Sahel - International Crisis Group
"Cela entretient la dynamique de conflit sous plusieurs aspects, explique le chercheur. D'un côté, certains groupes armés conduisent des attaques motivées par l'appât du gain généré par le vol de bétail, de l’autre, des forces de défense et de sécurité ou des groupes d'autodéfense qui, parfois, conduisent les opérations essentiellement dans l'espoir de pouvoir saisir le bétail et de s'enrichir à travers ce biais-là, ou alors aussi parce qu'ils considèrent que le bétail appartient à des groupes djihadistes et qu'il faut le récupérer. Enfin, le vol de bétail est une source de financement majeure pour les groupes armés, en particulier les groupes djihadistes, ces vols nourrissent le fonctionnement de ces organisations et entretiennent une dynamique de violence."
Le vol de bétail est une source de financement majeure pour les groupes armés, en particulier djihadistes.
Mathieu Pellerin, analyste Sahel - International Crisis Group
De nombreux services étatiques comme les douanes, la protection des frontières ou l’immigration organisent des patrouilles conjointes en lien avec les chefs locaux pour récupérer les têtes de bétail volées.
En 2021, les ministres et les chefs de police de 11 pays d’Afrique de l’Est ont par ailleurs signé le « Protocole de Mifugo ». Il vise à harmoniser les législations et à adopter des systèmes d’identification du bétail comme les puces électroniques sous-cutanées.
Des lois sont adoptées pour sanctionner le vol de bétail mais il est rare que les autorités parviennent à arrêter les auteurs, et quand ils y arrivent, il est difficile d'obtenir leur condamnation par la justice.
Des associations d’éleveurs créent des comités de surveillance des marchés. Et pour protéger leurs troupeaux ou en représailles, les propriétaires de bétail prennent les armes. Une dynamique qui augmente le degré de violence dans certaines régions.
Atelier régional de réflexion sur le vol de bétail en Afrique de l'Ouest et au Sahel - FAO - Décembre 2024.
De la chair à canon, Le vol de bétail et l'économie de guerre au Mali - Global Initiative against Transnational Organized Crime - Mars 2023.
Le vol de bétail devrait rester une menace majeure au Nigeria et au Mali en 2023 - Global Initiative against Transnational Organized Crime - Bulletin de risque - Janvier 2023.
Vol de bétail et gouvernance des frontières en Afrique de l’Est et dans la Corne de l’Afrique - Webinaire du Centre d'études stratégiques de l'Afrique - Juillet 2022.
Le vol de bétail va dangereusement de pair avec l’insécurité persistante au Mali - Projet ENACT - Décembre 2020.
La non-application du protocole de Mifugo en Afrique de l'Est entretient la violence - Institute for security studies - Février 2024 (lien en anglais).
Côte d'Ivoire : des groupes djihadistes se sont enrichis grâce au trafic de bétail et l'orpaillage - TV5MONDE - Septembre 2023.
Recherche de solutions à la crise des vols de bétail - ADF Magazine - Juillet 2022.
Le vol de bétail provoque plus de 2 milliards de FCFA de pertes chaque année - Seneplus - Décembre 2024.
Les vols de bétail inquiètent aux frontières nord de la Côte d’Ivoire - Agropasteur.com - Juillet 2024.
Les vols de bétail, effet collatéral du terrorisme, déstabilisent le centre du Mali - Le Monde - Mai 2020.
Mauritanie : la difficile transhumance des bergers maliens - TV5MONDE (video) - Février 2025.
Mali : l'impact de la fermeture de marché sur fond de terrorisme - TV5MONDE (video) - Décembre 2024.