En Afrique, la Tradition est souvent présentée comme une solution efficace pour répondre aux conflits dits de proximité. Quand le système judiciaire et de sécurité suscite la méfiance, à cause de sa complexité, de sa distance et de ses lenteurs, les populations, notamment rurales, s’en remettent aux mécanismes traditionnels pour gérer leurs différends et éviter qu’ils ne dégénèrent en affrontements majeurs. Certains acteurs internationaux s’intéressent aussi à ces mécanismes.
Qu'est-ce qu'un « mécanisme traditionnel de gestion des conflits » ?
C’est une technique qui s’appuie sur des valeurs issues de l’histoire et des coutumes pour résoudre les crises. Les processus peuvent être très différents d’un pays africain à l’autre, avec des points communs toutefois.
D'abord leur objectif est toujours de sauvegarder la cohésion sociale, de préserver l’intérêt du groupe et non les droits individuels, pour rétablir l’ordre et l’harmonie au sein de la communauté.
La recherche d’un consensus et la réconciliation sont donc privilégiées, avec des réparations ou des dédommagements pour les victimes. On parle de justice restaurative.
L’oralité est par ailleurs essentielle. C’est par la parole et l’éloquence que se transmettent de génération en génération les contes, les adages, les récits historiques qui inspirent les solutions trouvées.
La dimension rituelle, avec une gestuelle souvent rythmée par la musique, les chants, les danses, encourage la participation publique.
Enfin ces mécanismes mêlent le spirituel et le temporel. Ils mobilisent les croyances magico-religieuses, les pratiques occultes et ésotériques, l’invisible, les génies, les divinités, la mort et les ancêtres.
Les mécanismes de gestion des conflits ont traversé le temps
« Ces mécanismes sont tout aussi vieux que le désir des Africains de faire société, rappelle Rodrigue Kone, chef du programme Sahel de l'institut d’études de sécurité (ISS). Depuis le temps médiéval, jusqu'à la période coloniale et post-coloniale, ces mécanismes ont réussi à traverser le temps parce qu'ils constituent une référence essentielle pour les communautés, font partie de leur identité, appartiennent à leur univers magico-religieux, et restent très pratiques pour gérer les conflits du quotidien. Par exemple la charte de Kurukan Fuga (ou Kouroukan Fouga) ou le serment des chasseurs influencent aujourd'hui encore pour beaucoup les relations entre les grandes familles dans le mandingue. Ils facilitent le commerce social, le vivre ensemble. Ils ont un caractère très pragmatique, utilitariste et s'exercent au quotidien dans la vie sociale, les funérailles, le mariages, etc. »
"Ces mécanismes datent au moins du XIe ou XIIe siècle. Ils ont su s'adapter dans le temps, pendant la période coloniale dans l'ombre, et ont réussi à s'adapter à l'évolution des sociétés africaines" souligne Rodrigue Kone, chef du programme Sahel de l'institut d’études de sécurité (ISS).
Qui, dans la tradition, est habilité à gérer les conflits ?
Il y a d’abord, les figures charismatiques avec les chefs traditionnels et les rois.
Le roi, c’est le chef suprême. Même si aujourd'hui nous vivons dans une République où les rois n'ont plus les mêmes pouvoirs qu'auparavant, ils arrivent quand même à avoir la mainmise sur leur population. Et quand le roi parle, quelle que soit la situation, on doit exécuter.
Ahononvi Amanhotogbe Agbidinoukoun, notable d’Abomey (Bénin)
Chez les « Anciens », la sagesse et la pondération, associées à l’expérience de l’âge, sont particulièrement valorisées dans le cadre des Conseils des Sages.
Les responsables religieux, comme les prêcheurs animistes, les marabouts, ou les cadis, ces magistrats musulmans, jouent également un rôle très important.
Les sociétés initiatiques, féminines ou masculines, sont aussi très influentes.
Certaines catégories socio-professionnelles comme par exemple les forgerons ou les griots, sont considérés en Afrique de l’Ouest comme les dépositaires des secrets et de la mémoire du groupe.
Les gestionnaires des ressources naturelles gèrent les conflits fonciers, pastoraux, halieutiques ou hydriques.
Où trouve-t-on ces acteurs traditionnels ?
De nombreux royaumes et chefferies ont survécu aussi bien à la domination coloniale qu’à la période post-indépendance. C’est le cas, par exemple, du Mogho Nabaa, roi des Mossis au Burkina Faso, des Lamidos au Cameroun et en République centrafricaine, ou encore des rois à Madagascar, en Côte d’Ivoire.
Du côté des groupes initiatiques, on trouve en Afrique de l’Ouest la fameuse confrérie des chasseurs dozos, mais aussi les sociétés secrètes du Poro, de la Sande et du Bondo présentes dans la région du Fleuve Mano.
Parmi les gestionnaires des ressources, on citera les exemples au Mali des Jowros, les maîtres des pâturages, ou dans les oasis au Maroc des îimels, les maîtres de l’eau, qui répartissent l’eau des puits traditionnels (khettaras) entre les parcelles agricoles.
Au Somaliland, territoire somalien autoproclamé indépendant, les chefs coutumiers disposent d’un pouvoir de contrôle au sein du parlement. Enfin dans certains pays, comme le Soudan du Sud ou le Niger, les autorités traditionnelles bénéficient d’un statut officiel et le droit coutumier peut faire partie de l’appareil judiciaire local.
Pourquoi la Tradition continue-t-elle d’être mobilisée en Afrique ?
Sans doute parce qu’elle gère avant tout les conflits du quotidien :
- d’ordre familial, de voisinage ou relevant d’atteintes aux biens et aux personnes,
- de leadership, liés à la légitimité politique au niveau local, aux positions de pouvoir et de hiérarchie, en particulier dans les chefferies,
- relatifs à l’accès à la terre et à son exploitation,
- intracommunautaires, impliquant des lignages ou bien différentes castes,
- intercommunautaires qui opposent différents groupes coexistant sur un territoire.
Ces différends constituent souvent le terreau de conflits de plus grande échelle.
"Ces mécanismes de gestion des conflits ont un caractère très pragmatique et performent dans des domaines aussi divers que l'économie, le politique, le religieux, le sacré et le culturel" indique Rodrigue Kone, chef du programme Sahel de l'institut d’études de sécurité (ISS).
Des faiblesses... mais une source d'inspiration
La Tradition insiste sur la prévention des conflits, il est donc difficile de mesurer son impact, et particulièrement sur le long terme.
Toutefois les mécanismes traditionnels de gestion des conflits ne sont pas épargnés par la corruption ou l'instrumentalisation politique. Ils ne s’appliquent que dans les communautés qui les ont mis en place, et pas au-delà. Ils reposent sur des relations sociales hiérarchisées et inégalitaires et comportent donc de fortes tendances à l’exclusion. Et parfois la justice traditionnelle est expéditive et peu respectueuse de la dignité humaine.
En dépit de ces faiblesses, la Tradition conserve une véritable légitimité aux yeux de nombreux Africains, et inspire d’ailleurs des mécanismes contemporains comme le groupe des Sages de l’Union africaine ou les médiations conduites par les doyens du continent.
Enfin certaines « Conférences nationales » ou « Dialogues politiques inclusifs » rappellent à certains égards la fameuse « palabre » africaine, mécanisme traditionnel par excellence.
EN SAVOIR PLUS
Sources institutionnelles
Loi 2015-01 du 13 janvier 2015 portant statut de la chefferie traditionnelle en République du Niger
Rapports, ouvrages, articles académiques
Niagalé Bagayoko et Fahiraman Rodrigue Koné, Les mécanismes traditionnels de gestion des conflits en Afrique subsaharienne - Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques - UQAM - juin 2017
Bosco Muchukiwa Rukakiza, Antoine Bishweka Cimenesa, et Camille Kapapa Masonga, L’État africain et les mécanismes culturels traditionnels de transformation des conflits - Globethics - 2015
Claske DIJKEMA, Les systèmes traditionnels de gestion de conflits en Afrique - Irénées - juin 2006
Ken Menkhaus, Arrangements sécuritaires locaux dans les régions somalies de la Corne de l'Afrique - Politique africaine N° 111 - Cairn.info - 2008
Souleymane Abba, La chefferie traditionnelle en question - Politique africaine n°38 - Persée - 1990
Dans les médias
Au Burkina Faso, la chefferie traditionnelle au service de la paix sociale - Courrier international - décembre 2023
Conflits et paix. Les rites de réconciliation en Afrique - Revue Esprit - 2020.