Jelena Aparac, juriste et ancienne membre du groupe de travail de l'ONU sur les mercenaires, sur les activités de Wagner.
Fil d'Ariane
Les Affreux, Bob Denard, Executive outcomes, Wagner, Africa Corps... Qui sont les mercenaires ? Quelles différences avec les sociétés militaires privées ? Où ces acteurs non-étatiques interviennent-ils en Afrique ? Décryptage dans "Les Mots de la Paix".
Les noms résonnent comme les échos d’une époque troublée : Les Affreux, Bob Denard, Executive Outcomes, Wagner, et plus récemment, Africa Corps. Mercenaires ou sociétés militaires privées (aussi appelées SMP), ces acteurs non-étatiques sont souvent entourés de mystère et de controverses. Ils soulèvent de nombreuses interrogations sur leur rôle et leur impact sur le continent africain.
Photo non datée, fournie par l'armée française, montrant trois membres du groupe Wagner (à droite) dans le nord du Mali.
Le mercenariat est défini par plusieurs textes internationaux, notamment :
Ces documents définissent un mercenaire comme un individu qui s’enrôle pour combattre dans un État dont il n’est pas ressortissant, dans le but d’obtenir un profit personnel, souvent financier. Les organisations telles que l’OUA et l’ONU considèrent cette pratique comme criminelle.
L'histoire du mercenariat en Afrique remonte aux périodes d'indépendance des États africains. Les premiers mercenaires, surnommés Les Affreux, ont opéré dans la province congolaise du Katanga au début des années 1960.
On se souvient aussi des Faiseurs de rois. Le plus célèbre, le Français Bob Denard, a été impliqué dans des coups d’État successifs aux Comores dans les années 1970 et 1980, avant de prendre lui-même le contrôle du pays pendant quelques jours à la fin de l'année 1995.
Le mercenaire français Bob Denard en 1993.
Avec l'émergence des sociétés militaires privées (SMP) dans les années 1990, un nouveau chapitre s'ouvre. Le cas le plus emblématique reste Executive Outcomes, une SMP sud-africaine particulièrement active et présente dans une trentaine de pays à son apogée. Ses activités, considérées comme subversives, ont mené à sa dissolution et au vote d'une loi anti-mercenariat en Afrique du Sud.
Et depuis 2018, c’est bien entendu le groupe Wagner qui est au centre des préoccupations. Ce groupe a été cofondé par l’oligarque Evgueni Prigojine, décédé en août 2023 après sa rébellion avortée contre le pouvoir à Moscou. Depuis sa création, Wagner n’a cessé de s’étendre sur le continent africain : de la République centrafricaine à la Libye, en passant par le Soudan, le Mali, le Mozambique et Madagascar.
Evgueni Prigojine sur le terrain africain en août 2023 définissait ainsi sa mission sur sa chaîne Telegram : « Wagner mène des actions de reconnaissance et de recherche, rendant la Russie encore plus grande sur tous les continents et l'Afrique plus libre. Justice et bonheur pour le peuple africain, nous faisons de la vie un cauchemar pour l’Etat islamique, Al-Qaïda et les autres bandits ».
Présenté par les autorités russes comme une société militaire privée, le statut légal du groupe a toujours été ambigu. Pendant longtemps, il était même impossible de savoir si Wagner relevait d’entités publiques ou privées. A la mort d’Evgueni Prigojine, les activités du groupe ont été en partie fondues dans une nouvelle structure appelée Africa corps, officiellement liée à l’Etat russe.
Jelena Aparac, juriste et ancienne membre du groupe de travail de l'ONU sur les mercenaires, sur les activités de Wagner.
Mais il n’y a pas que Wagner ou Africa Corps. Parmi les sociétés privées présentes sur le continent, on soulignera notamment Agemira de droit bulgare dont la filiale en RDC est dirigée par un Français, Congo Protection dirigée par un Roumain, la firme turque Sadat, l’américaine Bancroft ou encore les SMP rwandaises.
Les SMP offrent divers services aux États africains, tels que :
Toutes les sociétés militaires privées présentes en Afrique ne mènent pas des activités illégales ou subversives.
Blaise Didacien Kossimatchi, chef de la plateforme Galaxie Nationale, organisation pro-gouvernementale en République centrafricaine, particulièrement hostile aux opposants politiques et aujourd’hui suspendue officiellement par un décret du gouvernement, s’insurgeait en août 2022 contre les campagnes de dénigrement contre les forces armées centrafricaines (FACA) et les Russes « surtout par la presse internationale, qui qualifie les russes de mercenaires. Ils ont été sur le terrain, se sont battus contre les forces du mal pour libérer la population qui se trouve dans l'arrière-pays.»
Cependant, les sociétés militaires privées opèrent souvent dans un cadre juridique flou, avec une imbrication des sphères publique et privée. Leur nationalité est parfois incertaine en raison de montages complexes.
Il est difficile d'obtenir des informations précises sur le nombre de SMP actives en Afrique, leurs missions exactes, leurs clients, leur lieu d’intervention ou leurs effectifs.
Cette opacité qui entoure leurs activités et leurs responsables favorise les risques d’abus et d’exactions commis contre les populations locales et soulève des questions sur leur légitimité et leurs actions.
Les contrats signés entre États africains et SMP sont parfois intégrés dans des accords de coopération militaire avec des pays étrangers. Les SMP sont alors utilisées comme des “sous-traitantes" de ces États.
Car si ces sociétés sont à la recherche de clients pour s’enrichir, elles sont aussi des moyens pour les pays dont elles sont issues de soutenir leurs alliés et accroître leur influence en Afrique.
Des Maliens manifestent contre la France et en faveur de la Russie à l'occasion du 60e anniversaire de l'indépendance de la République du Mali en 1960, à Bamako, au Mali, le 22 septembre 2020.
Le Document de Montreux sur les entreprises militaires et de sécurité privée, adopté en 2008, encourage le respect du droit international humanitaire par ces sociétés. Toutefois, ce texte n'est pas contraignant. Seulement 59 États dans le monde l’ont signé et parmi eux, seulement 5 États africains : l’Afrique du Sud, l’Angola, la Sierra Leone, l’Ouganda et Madagascar.
La nécessité d'un contrôle accru se fait sentir alors que les SMP continuent d'évoluer dans un paysage géopolitique complexe. Des experts, comme Jelena Aparac, juriste et ancienne membre du groupe de travail de l’ONU sur les mercenaires, appellent à la création d'un instrument juridique contraignant au niveau international pour mieux encadrer ces acteurs privés.
Jelena Aparac, juriste et ancienne membre du groupe de travail de l'ONU sur les mercenaires, sur l'encadrement des sociétés militaires privées.
« C'est une nécessité et c'est une urgence, explique Jelena Aparac. Les États réalisent aujourd'hui que le contrôle sur ces SMP leur échappe, puisque les États ne sont plus les principaux clients de ces sociétés. Ces sociétés n’opèrent pas seulement dans les conflits armés, mais beaucoup dans l'industrie extractive. Il y a tout un travail à réaliser non seulement sur les crimes et les violations des droits de l'homme, mais aussi sur les crimes économiques, les trafics, les blanchiments d'argent, la corruption. Par conséquent, les États montrent aujourd’hui davantage de volonté de participer à l’élaboration d’un cadre juridique, en tout cas à faire des compromis. La question est cela va-t-il aboutir, et si oui, quand ? »
Le débat autour du recours aux sociétés militaires privées en Afrique est loin d'être tranché. Si certaines affirment que ces entreprises contribuent à stabiliser des zones en crise, d'autres émettent l’hypothèse que certaines firmes pourraient parfois prolonger volontairement la durée des hostilités pour maximiser leurs bénéfices.
Des experts les accusent aussi de créer uniquement des îlots de sécurité, de renforcer les dysfonctionnements dans les pays dotés de gouvernements défaillants, voire même d’empêcher le développement d’institutions étatiques durables.
Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (Protocole I), article 47 Mercenaires - 8 juin 1977
Convention de L'OUA sur l'élimination du mercenariat en Afrique - 3 juillet 1977
Convention internationale contre le recrutement, l'utilisation, le financement et l'instruction de mercenaires - ONU - 4 décembre 1989
Document de Montreux - Confédération suisse - septembre 2008
Dictionnaire pratique du droit humanitaire - Médecins Sans Frontières
Ulrich Bounat "Les mercenaires hier et aujourd'hui" dans Etudes, Revue de culture contemporaine, numéro 4308, octobre 2023.
"Renforcer le cadre sur le mercenariat en Afrique" - PSC Report - Institute for security studies - septembre 2024.
Amandine Dusoulier "Les sociétés militaires privées : des acteurs au cœur des conflits" - GRIP - Mars 2020.
Enzo Fasquelle "Guerres privées : qui sont les « gardiens » en Afrique de l’Ouest ?" - Le Grand Continent, avril 2019.
"La privatisation de la sécurité en Afrique, Défis et Enseignements de la Côte d’Ivoire, du Mali et du Sénégal" - Alan Bryden (Dir .publ.), DCAF, 2016.
Aymeric Philipon "Le mercenaire face au droit" dans Droit et défense, revue générale du droit de la sécurité et de la défense 2002-2, avril-juin 2002.
Passage en revue des mercenaires, "chiens de guerre" et autres sociétés militaires privées présents en Afrique - Francetvinfo.fr - Décembre 2019.
Pas seulement Wagner : les sociétés militaires privées (SMP) et l'avenir du monopole de la force - Agenzia Fides - Juin 2023.
Où sont les sociétés militaires en Afrique ? – Deutsche Welle – Février 2022.
Centrafrique : une société militaire privée américaine en discussions avec Bangui - TV5MONDE - Décembre 2023.
La société militaire privée américaine Bancroft Global Development négocie une implantation en Centrafrique - Agence Ecofin - Février 2024.
La société militaire turque Sadat a déployé des centaines de mercenaires au Niger - Agence Ecofin -Mai 2024.
Africa Corps, le nouveau label de la présence russe au Sahel - Le Monde - Décembre 2023.
Wagner, l’histoire secrète des mercenaires de Poutine en bande dessinée - Jeune Afrique - Février 2024.
Wagner, sans Prigojine, mais au service de Poutine - Jeune Afrique - Août 2024.
Mali : les mercenaires russes de Wagner accusés de "terroriser" la population selon l'ONU - TV5MONDE - Février 2023.
Face à Wagner, le contre-modèle rwandais - Afrique XXI - Novembre 2023.
Dans l’est de la RDC, le jeu dangereux des autorités avec les groupes armés - Le Monde - Décembre 2024.
Ces barbouzes français qui interviennent dans le conflit en République Démocratique du Congo - Libération - Novembre 2024.