Moscou, Fédération de Russie, 13 novembre 2012. Le président de la République du Congo Denis Sassou-Nguesso visite son homologue russe Vladimir Poutine. Les deux hommes saluent une collaboration de longue date. Le président russe se félicite que 30% des membres du gouvernement congolais soient alors diplômés des universités soviétiques ou russes, quand le président congolais souligne que « depuis 1964, nos deux pays ont entretenu des liens étroits d'amitié et de coopération, ainsi que dans le domaine de la libération des peuples. (...) Nous avons coopéré dans tous les domaines ».
Cet échange rappelle que l’intérêt de la Russie pour l’Afrique est loin d’être nouveau et s’inscrit dans le temps long. Même si aujourd’hui, les Russes semblent de plus en plus présents sur le continent. Alors pourquoi de nombreux États africains renforcent-ils leur coopération en matière de sécurité avec la Russie ?
Depuis quand la Russie entretient-elle des relations avec l’Afrique ?
Les premiers contacts de la Russie avec le continent remontent au Moyen Âge. Les pèlerins russes et africains se rencontrent alors sur les sites sacrés de la chrétienté et de l’islam. Les marins et les explorateurs russes se rendent ensuite dans de nombreux pays du continent.
Et dès le XVIIIe siècle, la Russie ouvre deux consulats en Égypte. En 1898, le tsar établit des relations diplomatiques avec l’Éthiopie et la République du Transvaal (l’actuelle Afrique du Sud).
Après la révolution de 1917, l’Internationale communiste invite les Africains à suivre une formation politique en URSS.
Mais c’est à la fin des années 1950, au moment des indépendances africaines, que des liens très étroits se nouent. Moscou soutient les mouvements anticolonialistes puis les nouveaux États indépendants, y compris à l’ONU. En Afrique du Sud, en Angola, au Mozambique ou encore au Zimbabwe, l’URSS trouve sur le continent un front essentiel de la lutte contre l’impérialisme.
Pendant la guerre froide, plusieurs dirigeants africains choisissent le bloc de l’Est et instaurent des régimes socialistes pro-soviétiques et signent des traités de coopération avec l’URSS. Des centaines d’accords sont passés, particulièrement dans le domaine militaire.
Plusieurs dizaines de milliers d’Africains sont formés dans les universités, les académies militaires et politiques soviétiques. Et près de 40.000 conseillers de l’Union auraient résidé sur le continent entre 1970 et 1975. L’URSS devient le premier fournisseur d’armes conventionnelles en Afrique subsaharienne.
Mais l’effondrement du régime soviétique en 1991 met un coup d’arrêt brutal aux relations russo-africaines.
Dès 2006, Vladimir Poutine entreprend de renouer les liens en se rendant sur le continent. Trois ans plus tard, Dmitri Medvedev, devenu président, effectue à son tour une tournée en Afrique, accompagné de 400 hommes d’affaires.
Et en octobre 2019, le premier sommet Russie-Afrique de Sotchi matérialise ce retour en force.
Quelle coopération militaire aujourd'hui ?
La nouvelle coopération militaire entre la Russie et ses partenaires africains repose sur trois axes.
D’abord, les accords militaires bilatéraux. Les niveaux de coopération sont très variés, allant de simples réunions de travail entre experts militaires à des collaborations étroites prévoyant des formations ou la fourniture d’images satellite. En janvier 2023, la Russie avait ainsi conclu ce type de partenariat avec les deux tiers des pays du continent. À travers certains de ces accords, elle tente d’obtenir un accès aux ports des États africains côtiers. En effet, la Russie ne dispose pas de base militaire permanente en Afrique, malgré ses efforts pour en implanter une sur la mer Rouge à Port-Soudan (Soudan).
Deuxième volet majeur : les ventes d’armes. Au forum technique militaire international «Armée 2022» à Kubinka en Russie, le 15 août 2022, le président russe Vladimir Poutine vante ainsi les mérites de son industrie : « Nous sommes prêts à proposer à nos alliés et partenaires les types d'armes les plus modernes, des armes d'infanterie aux engins blindés, en passant par l'artillerie, l'aviation de combat ou les drones. Partout dans le monde, (ces armes) sont appréciées par les professionnels pour leur fiabilité, leur qualité et, surtout, pour leur haute efficacité. Elles ont quasiment toutes été employées à maintes reprises dans des conditions de combat réelles. »
Attractives pour leur coût relativement bas et leur technologie rustique, les armes russes sont plus adaptées aux conditions difficiles du terrain subsaharien que les équipements ultrasophistiqués. La Russie est ainsi l’un des premiers exportateurs d’armes vers le continent. Avec des contreparties... La vente d’armement permet par exemple à Moscou d’obtenir un accès privilégié aux ressources énergétiques de certains pays.
Enfin, troisième volet : le recours à des sociétés militaires privées, véritables sous-traitantes de la politique extérieure de la Russie.
La plus célèbre d'entre elles est bien entendu le groupe Wagner, fondé en 2014 et apparu en Afrique dès 2017. Wagner a permis à la Russie d’intervenir à l’étranger sans implication officielle. Il s’agit d’une organisation paramilitaire, adossée à toute une série d’entreprises opérant dans la logistique, l’extraction de ressources, l’ingérence politique, l’influence informationnelle, avec des agences médiatiques, de désinformation et de conseil politique.
Les opérations de Wagner n’auraient pas été possibles sans le soutien de l’État russe : les diplomates négociaient les contrats du groupe, les services de renseignement fournissaient des informations et le ministère de la défense assurait la logistique.
Cependant, Wagner a joui d’une grande autonomie en Afrique, notamment dans son exploitation, souvent criminelle, d’activités commerciales ou d’extraction de ressources naturelles. Accusé de très nombreuses exactions, le groupe a opéré de manière avérée en République centrafricaine, à Madagascar, au Mozambique, en Libye, au Soudan et au Mali. À l’exception de la RCA, ses interventions se sont souvent soldées par des échecs opérationnels.
Par exemple, à Madagascar en 2018, Wagner a échoué dans sa tentative d’ingérence lors des élections présidentielles. Au Mozambique en 2019, le groupe a dû quitter le pays moins de trois mois après le début de son opération anti-terroriste.
En Libye, Wagner a déployé ses forces en 2018 pour combattre aux côtés de l’Armée nationale libyenne du général Haftar sans obtenir de résultats probants. Le groupe a établi « son contrôle sur les bases militaires en Libye en mettant en place des systèmes de commandement et de contrôle dans les bases aériennes » comme le souligne une note établie par des chercheurs de l'Assemblée parlementaire de la Méditerranée en juillet 2023. « Cela a permis à la Russie d'être présente dans le pays sans être surexposée » ajoutent les chercheurs qui rappellent en outre la présence clandestine de Wagner dans un certain nombre d'installations pétrolières et gazières dans le pays.
Au Mali, la sanglante défaite de Wagner et des Forces armées maliennes à Tinzaouatene en 2024 a effacé la victoire qu’il avait obtenue à Kidal l’année précédente.
Mais Wagner n’est pas la seule société militaire privée russe à opérer sur le continent africain. Moins célèbre, Redut existe depuis 2008. Dès le départ, elle a été plus proche du ministère russe de la Défense. Contrairement à Wagner, Redut ne combat pas directement et adopte une posture plus officielle d’assistance sécuritaire étatique.
Entre mai et août 2024, des Russes appartenant à la Brigade Bear, une unité liée à Redut et au renseignement militaire, ont été déployés au Burkina Faso pour protéger des dirigeants de haut rang et former des soldats burkinabè.
Mais pourquoi la Russie investit-elle autant en Afrique ?
L’intérêt est avant tout politique. Dans sa stratégie visant à contrebalancer l’hégémonie occidentale, la Russie cherche le soutien des pays africains aux Nations unies.
Membre permanent du Conseil de sécurité, elle exerce son droit de véto au bénéfice de ses partenaires, par exemple en s’opposant aux sanctions envisagées contre les membres de la junte malienne.
En retour, la Russie attend que les États africains l’appuient, ou tout au moins ne la critiquent pas ouvertement. Le succès de cette stratégie apparaît cependant mitigé. Après l’invasion de l’Ukraine en 2022, la plupart des pays africains ont évité de prendre position aux Nations unies, en s’abstenant ou en n’assistant tout simplement pas aux votes.
Pourquoi les Africains se tournent-ils autant vers l’Afrique ?
L'attrait des pays africains envers la Russie a commencé avant son retour en force sur le continent et s'inscrit « dans un contexte de transformation profonde des États, de reconfiguration des pouvoirs locaux, et surtout, de remise en question des interventions militaires étrangères, européennes ou nord-américaines » comme le rappelle Tatiana Smirnova, sociopolitologue, chercheuse associée au Centre FrancoPaix en résolution des conflits et missions de paix, de l'Université du Québec à Montréal (UQAM).
« L'inefficacité des interventions occidentales et l'incapacité à garantir la sécurité des populations ont nourri une profonde déception, ouvrant la porte à d'autres alternatives. Et la Russie s'est saisi de cette conjoncture pour étendre son influence sur plusieurs pays de continents. Mais il y a des raisons profondes et structurelles : les coups d'État qui ont secoué les pays sahéliens de 2021 à 2023 reflètent des frustrations sociétales dues aux décennies d'abus des élites politiques, de gestion inéquitable de ressources (terres, eau, richesses minières), d'exclusion sociale. La Russie, pour une raison complètement conjecturelle, incarne cette justice sociale, mais le vrai problème, c'est que la justice sociale s'exprime de manière complètement tyrannique vis-à-vis des populations civiles, là où la Russie déploie ses opérations de campagne militaire » ajoute la chercheuse.
« Cette attirance pour la Russie a commencé avant son retour en force. Et ça ne s'explique pas seulement par l'agressivité de sa campagne informationnelle et de sa guerre de communication » rappelle Tatiana Smirnova, sociopolitologue du Centre FrancoPaix de l'Université du Québec à Montréal (UQAM).
Comment la Russie étend-elle son influence en Afrique ?
Principalement à travers l'Africa Corps, créé en décembre 2023 et chargé de gérer les activités des sociétés militaires privées sur le continent. L'Africa Corps est intégré au ministère russe de la Défense, mais placé en dehors des forces armées régulières pour limiter les contraintes. Des personnels de la structure ont été déployés au Niger en avril 2024.
L’Africa Corps a absorbé une partie des activités de Wagner, mais le groupe n’a pas pour autant disparu. Au Mali et en RCA, les structures de Wagner ont été en partie maintenues à la demande des autorités locales. Mais en juin 2025, le groupe a annoncé quitter le Mali, dont de larges pans du territoire restent contrôlés par les djihadistes ; il y est désormais remplacé par Africa Corps.
Néanmoins si la coopération militaire et technique est le principal marqueur de la présence russe, l’influence informationnelle déployée sur le continent mérite une attention particulière. L’African Initiative créée en septembre 2023 vise à diffuser une propagande pro-Kremlin et semble très liée au FSB, le service de sécurité intérieure russe. Copiant le modèle de désinformation de Wagner, elle joue un rôle clé dans le soutien aux déploiements russes. L’African Initiative recrute des journalistes locaux pour amplifier les récits pro-russes.
Plus largement, la Russie a mis en place un écosystème d'influence complexe, où cohabitent des médias d'État porteur d'un récit farouchement anti-occidental comme Sputnik ou RT, des usines à trolls et des « influenceurs » locaux.
« L'expansion des maisons russes illustre l'ascension du soft power russe aujourd'hui en Afrique » explique Tatiana Smirnova, sociopolitologue du Centre FrancoPaix de l'UQAM.
Cette diplomatie culturelle n'est pas nouvelle, rappelle la sociopolitologue Tatiana Smirnova. « À l'époque soviétique, il y avait déjà les "centres russes des sciences et de culture" qui étaient animés par des ministères de manière centralisée. Aujourd'hui, deux types de centres, rebaptisés "maisons russes" depuis 2020, coexistent. Il y a des maisons russes qui ont émergé du dispositif hérité de l'époque soviétique et d'autres qui s'appuient sur des partenariats locaux, une forme de société civile. Ces partenariats sont gérés par Rossotroudnitchestvo, l'agence russe créée en 2008 pour gérer les affaires humanitaires, la culture, la promotion de la Russie, etc. Par exemple au Tchad, il y a une maison russe qui a été créée par les anciens étudiants tchadiens qui ont étudié en Russie. On assiste d'une certaine façon à une diplomatie culturelle décentralisée. Au-delà des cours de langue et des évènements culturels, comme dans les Alliances françaises ou les instituts Goethe, ces maisons russes véhiculent des narratifs favorables à la Russie, notamment sur des questions très pointues, comme l'Ukraine, la Crimée, tout en renforçant l'image de la Russie comme protectrice des valeurs traditionnelles. La force de cette diplomatie culturelle, c'est qu'elle répond d'une certaine façon aux aspirations populistes de certains États africains également en quête de ces valeurs traditionnelles pour légitimer leur pouvoir. Et l'expansion de ces maisons russes illustre l'ascension du soft power russe aujourd'hui en Afrique. Il sert un agenda géopolitique en consolidant les liens entre Moscou et les États, qui cherchent eux aussi à diversifier leurs alliances internationales. Ce réseau se développe en concurrence avec les influences occidentales et cette diplomatie culturelle contribue à ancrer une présence russe durable sur le continent. »
Quel avenir pour la Russafrique ?
L’enjeu est de savoir dans quelle mesure ces stratégies sont efficaces. Lors du deuxième Sommet russo-africain de Saint-Petersbourg en 2023, seuls 17 chefs d’État africains avaient fait le déplacement contre 43 à Sotchi quatre ans plus tôt.
« Dans l'avenir, quand la guerre avec l'Ukraine va se terminer, on va peut-être arriver à la coexistence de différents modèles, estime Tatiana Smirnova. La Russie aura sa place, la Chine, la Turquie aussi. Certes, il y a un déclin objectif et évident des puissances européenne et nord-américaine sur le continent, mais elles ne vont pas se retirer complètement du paysage. La Russie occupe un rôle très important, mais même au Mali, au Tchad ou en République centrafricaine, elle n'est pas seule. On assiste à un processus de renégociation du positionnement des acteurs sur le continent. »
Russie, Chine, Turquie, Europe, États-Unis : « On assiste à un processus de renégociation du positionnement des acteurs sur le continent » estime Tatiana Smirnova, sociopolitologue du Centre FrancoPaix (UQAM).
EN SAVOIR PLUS
Sources institutionnelles
Déclaration du Deuxième sommet Russie – Afrique - 2023
Sur la première conférence ministérielle du Forum de partenariat Russie-Afrique - Ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie - novembre 2024
Rapports, ouvrages, articles académiques
Charles Long, Review : Russia in Africa: Resurgent Great Power or Bellicose Pretender by Samuel Ramani(Oxford University Press, 2023) - Studies in Intelligence Vol. 68, No. 2 - juin 2024 (lien en anglais)
Tatiana Smirnova, Les stratégies d'influence du Kremlin au Sahel, Bulletin du Centre FrancoPaix en résolution des conflits et missions de paix, Vol. 7 no 9, UQAM - novembre 2022
Tatiana Smirnova, Russia Challenges France in the Sahel, Italian institute for international political studies, décembre 2022 (lien en anglais)
Allard Duursma & Niklas Masuhr, Russia’s return to Africa in a historical and global context: Anti-imperialism, patronage, and opportunism, South African Journal of International Affairs - 2022 (lien en anglais)
Maxime Audinet, « À bas le néocolonialisme ! » – Résurgence d’un récit stratégique dans la Russie en guerre, Étude 119, IRSEM - octobre 2024
Amandine Dusoulier, Le « retour » de la Russie en Afrique subsaharienne : sécurité et défense au service de la politique étrangère de Vladimir Poutine » - Institut royal supérieur de défense - 2019
Alexandra Arkhangelskaya, Le retour de Moscou en Afrique subsaharienne ? Entre héritage soviétique, multilatéralisme et activisme politique, Afrique contemporaine, n° 248(4), 61-74. - 2013
Note interne sur le groupe Wagner - Assemblée parlementaire la Méditerranée - juillet 2023
Mali : Les nouveaux généraux, Wagner et les interrogations sécuritaires - Timbuktu Institute - novembre 2024
Hisham Aidi, The Russia-Ukraine War: Implications for Africa - Policy Center for the New South - mars 2022 (lien anglais)
Kévin Limonier et Marlène Laruelle, Typologie des manœuvres informationnelles russes à l’égard des pays francophones, Annuaire français de relations internationales 2022 - Éditions Panthéon-Assas
L’expansion de la Russie en Afrique, Podcast Afrique 360 de l’international Crisis Group avec Tatiana Smirnova et Maxime Audinet – Juin 2024
Les « Maisons russes », bras armé du soft power de Poutine en Afrique, Afrique XXI - janvier 2025
Dans les médias
Trente ans de la chute du bloc soviétique : comment l'URSS a influencé l'Afrique - TV5MONDE - décembre 2021
Les articles de TV5MONDE sur la Russie et l'Afrique
Au Mali, les Russes de Wagner quittent le pays, remplacés par ceux d’Africa Corps - Le Monde - juin 2025
De Wagner à Africa Corps, comment la désinformation russe se réorganise en Afrique - Jeune Afrique - mars 2025
« Fustiger l’action de la Russie en Afrique est une rengaine française bien rodée » - Entretien avec Tatiana Dovgalenko - Jeune Afrique - mars 2025
La stratégie de la Russie de Vladimir Poutine en Afrique - Deutsche Welle - août 2024
La Brigade Bear, nouvel outil paramilitaire de la Russie en Afrique - Le Monde - juillet 2024
Pourquoi la Syrie est si importante pour la stratégie de la Russie en Afrique - TV5MONDE - décembre 2024
Coopération Russie - Afrique : le Kremlin peut-il être une alternative à l'Occident pour l'Afrique ? - BBC - août 2023
Du Soudan au Mali, comment la Russie place ses pions en Afrique - Le Monde - juillet 2023
Comment la Russie avance ses pions en Afrique, du Mali au Burkina Faso - Le Monde - octobre 2022
Le déclin du colonialisme des ONG, « L'Afrique se bat, l'Afrique va gagner » - RT International - juillet 2023