"On a de plus en plus de victimes masculines, et de plus en plus jeunes" souligne le docteur Neema Rukunghu, gynécologue-obstétricienne et directrice adjointe de la clinique de Panzi à Bukavu (RDC).
Fil d'Ariane
Ouganda, RDC, Tigré... le viol comme tactique de guerre en Afrique est un crime massif et organisé qui va bien au-delà de la seule violence sexuelle. Quels sont les objectifs ? Qui sont les victimes ? Quelles actions pour combattre ce fléau ? Décryptage avec "Les Mots de la Paix".
C’est un crime de guerre perpétré tous les jours, dont les victimes peuvent être âgées de 8 mois comme de 80 ans. Comment le viol est-il devenu une arme de guerre ?
Beaucoup d'entre nous ont été violées. Ils entrent dans les maisons et violent les mères et les filles. S'ils les trouvent ensemble dans la maison, ils les violent toutes ensemble dans leur tente.
Floride, Goma (RDC), 2025.
Dans un contexte de guerre, violer c’est soumettre les corps pour dominer un territoire, contrôler une population, détruire des communautés. On parle d’ailleurs de "stratégie militaire du viol".
Cette mère de quatre enfants, âgée de 42 ans, a été violée dans le camp de déplacés de Bulengo où elle avait fui la guerre dans l'est du Congo, en août 2023.
En droit international, définir le viol n'a pas été si simple, car le mot n’a pas le même sens selon les cultures ou les États.
Ce sont les Tribunaux Pénaux Internationaux, mis en place par les Nations unies pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, qui ont défini le viol comme "une invasion physique de nature sexuelle commise sur la personne d’autrui sous l’empire de la contrainte".
Ces juridictions ont également reconnu que les viols et violences sexuelles, parfois commis avec des objets tranchants, pouvaient être constitutifs de torture ou de génocide dans certains cas.
La Cour pénale internationale (CPI) les considère comme crimes de guerre ou contre l’humanité quand ils sont commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique, d’un plan politique ou d’une série de crimes à grande échelle.
Dès 2008, la résolution 1820 du Conseil de sécurité de l’ONU évoque explicitement la violence sexuelle "utilisée ou commanditée comme arme de guerre prenant délibérément pour cible des civils, ou [se produit] dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique dirigée contre des populations civiles".
En 2019, la résolution 2467 traite spécifiquement des violences sexuelles comme "tactique de guerre". Mais les États-Unis, la Russie et la Chine ont refusé toutes mentions relatives des droits sexuels, notamment l’accès à l’avortement.
Les viols dont on parle ici ne sont pas le fait de combattants solitaires, mais bien une tactique délibérée avec un caractère massif et organisé.
L’abus et la soumission sexuelle sont encouragés, voire commis sur ordre et deviennent ainsi des moyens de conquête. L’intention est donc imputable à d’autres que les violeurs eux-mêmes.
Sept hommes m'ont violée. Lorsque j'ai perdu connaissance, ils m'ont laissée là.Rawa, Tigré (Éthiopie), 2024.
La violence sexuelle dans les conflits est aussi ancienne que la guerre elle-même, mais c’est à la fin des années 1980 que le viol commence à être massivement utilisé comme arme de guerre en Afrique.
En Ouganda, la tristement célèbre "Armée de résistance du Seigneur", ce mouvement insurrectionnel chrétien apparu en 1988, s’est particulièrement illustrée par le viol de jeunes filles, enlevées à leurs familles pour être sexuellement attribuées à des soldats plus âgés, à titre de récompense.
Les Nations unies évaluent à plus de 60 000 le nombre de femmes violées durant la guerre civile en Sierra Leone entre 1990 et 2002, et à plus de 40 000 au Liberia entre 1989 et 2003.
Au Rwanda, lors du génocide de 1994, des milices étaient encouragées à se transformer en "bataillons de violeurs". Pauline Nyiramasuhuko, alors ministre de la Famille et du Progrès des femmes, avait déclaré : "Avant de tuer les femmes, vous devez les violer".
En République démocratique du Congo (RDC), depuis 1996 d'innombrables femmes et enfants ont été violés, souvent par les combattants des groupes armés dans l’Est du pays. Cependant, des accusations très graves ont aussi été portées contre des policiers et des soldats congolais.
Pays où le viol est employé comme arme de guerre.
Selon le Rapport 2024 de l’ONU sur les violences sexuelles liées aux conflits, les pays où les différentes parties sont soupçonnées de manière crédible de s’être livrées de façon systématique à des viols sont la République centrafricaine (RCA), la République Démocratique du Congo (RDC), le Mali , la Somalie, le Soudan du Sud, le Soudan et le Nigeria. Le viol a aussi été utilisé comme arme de guerre durant le conflit du Tigré en Éthiopie à partir de 2020.
Cette femme de 40 ans témoigne, en mai 2021, avoir été séquestrée et violée à plusieurs reprises par 15 soldats érythréens pendant une semaine dans un village isolé près de la frontière avec l'Érythrée, dans la région du Tigré, dans le nord de l'Éthiopie.
Parmi les victimes, des femmes de tout âge : des bébés, des fillettes, des jeunes filles, des femmes adultes, parfois enceintes, et même des grands-mères.
Enfin, on en parle peu car ce sont des cas moins répandus mais aussi plus rarement déclarés : des jeunes garçons et des hommes sont également visés.
"C’est parmi les hommes qu’on va avoir le plus de cas de suicides, de tentatives de suicide, témoigne Neema Rukunghu, gynécologue-obstétricienne, directrice adjointe de la clinique Panzi à Bukavu (RDC). Pourquoi ? Parce que la personne ne sait pas où ni vers qui s’adresser. Il y a tous les stigmates, toute la honte sur ce qu’est la masculinité. C’est toute une destruction du tissu, parce qu’un homme qui est violé devant sa femme, ses enfants, on l’émascule en fait. On lui fait perdre toute sa valeur, toute sa dignité, on lui fait perdre tout ce qui fait de lui un être humain."
"On a de plus en plus de victimes masculines, et de plus en plus jeunes" souligne le docteur Neema Rukunghu, gynécologue-obstétricienne et directrice adjointe de la clinique de Panzi à Bukavu (RDC).
Les objectifs du recours massif au viol diffèrent selon les conflits. Il peut s’agir de :
"Le docteur Denis Mukwege a publié une classification sur les lésions rencontrées chez les enfants de moins de 10 ans. Les conséquences des viols sont individuelles, médicales, psychologiques, économiques et sociales mais il y a aussi des conséquences indirectes sur la famille et la communauté" rappelle le docteur Neema Rukunghu, gynécologue-obstétricienne et directrice adjointe de la clinique de Panzi à Bukavu (RDC).
Vécus comme une atteinte insupportable à l’honneur, ces viols conduisent souvent au rejet des victimes et de leurs enfants. Les épouses sexuellement agressées sont souvent répudiées, stigmatisées, exclues, voire chassées et mises au ban de la société, condamnées à vivre sous le poids du silence, dans la honte et la peur.
Enfin, il arrive que les viols collectifs continuent une fois les armes déposées et les traités de paix signés.
Les assaillants se sont introduits dans la maison. Ils m'ont violée devant le père de mes enfants. La deuxième fois, j'étais dans la maison, il y avait du bruit dehors. Quand je suis sortie voir ce qui se passait , ils m'ont poussée et m'ont violée devant mon enfant et ils disaient à mon enfant de regarder.
Claudiane, Bukavu (RDC), 2018.
Les missions de paix incluent désormais des unités spécifiquement vouées à la prévention et à la lutte contre les violences sexuelles dans les contextes de conflits. Mais leur efficacité reste toutefois limitée.
Par ailleurs, le viol et les autres violences sexuelles constituent des crimes de guerre dans certaines législations nationales. Mais dans les faits, ces actes échappent fréquemment à la justice. Les autorités cherchent donc à améliorer leurs capacités de protection, d’enquêtes et de poursuites en formant des personnels judiciaires à ces questions.
Mais l’approche la plus originale et la plus efficace est incontestablement celle développée par le médecin congolais Denis Mukwege, prix Nobel de la Paix 2018, internationalement connu grâce au film documentaire de Thierry Michel comme "L’homme qui répare les femmes" violées, particulièrement dans les conflits à l’Est de la RDC.
Le docteur Denis Mukwege et le réalisateur Thierry Michel étaient sur le plateau de TV5MONDE à l'occasion de la sortie du film "L'homme qui répare les femmes" le 31 mars 2015.
Sa démarche ne se limite pas à la seule chirurgie mais procure une aide plus large aux victimes. Son hôpital de Panzi à Bukavu (RDC) leur offre ainsi une assistance médicale, psychologique mais aussi socio-économique et juridique.
"Une approche holistique a été développée au fil des années. Ce modèle est centré sur la personne en fonction de ses besoins et de la façon dont elle ressent ce qu'elle a vécu" précise le docteur Neema Rukunghu, gynécologue-obstétricienne et directrice adjointe de la clinique de Panzi à Bukavu (RDC).
Denis Mukwege et son équipe de l'hôpital de Panzi luttent contre l’impunité dont jouissent souvent les coupables. Leur modèle inspire aujourd'hui des médecins de nombreux pays concernés par ces viols de guerre.
Parce que le viol utilisé comme une arme de guerre ne saccage pas seulement les corps mais aussi les mémoires et les consciences.
Reportage en 2018 à l'hôpital de Panzi lorsque le docteur Denis Mukwege s'est vu décerner le prix Nobel de la Paix.
Résolution 2467 - Nations unies - 2019
Résolution 1820 - Nations unies - 2008
Rapport de l’ONU 2024 sur les Violences sexuelles liées aux conflits - Nations unies - 2024
Femmes et conflits en Afrique de l'Ouest - OCDE - 2020
La violence sexuelle : un outil de guerre - Nations unies - 2014
Fondation Panzi du Dr Denis Mukwege
Nolwenn Le Martelot, Les enjeux de la qualification du "viol comme arme de guerre" - Institut du Genre en Géopolitique- 2024
Femmes du Sahel : portraits croisés de femmes confrontées aux violences et aux conflits dans le Sahel - Revue internationale de la Croix-Rouge - 2022
Philippe Rousselot, Le viol de guerre, la guerre du viol - Cairn.info - 2018
"Ils disaient que nous étions leurs esclaves" : Violences sexuelles perpétrées par les groupes armés en République centrafricaine - Human Rights Watch - 2017
Marc Le Pape, Viol d’hommes, masculinités et conflits armés - Cahiers d’études africaines - 2013
Tous les articles de TV5MONDE sur le viol comme arme de guerre
Au Soudan, le corps des femmes est devenu un champ de bataille, le viol une "tactique de guerre" - Le Monde - 2024
Le viol, reconnu comme “arme de guerre” dans les conflits depuis 2019 seulement - Francetvinfo (article et vidéo) - 2024
Violences sexuelles : le docteur Mukwege célèbre la force des survivantes - TV5MONDE Terriennes - 2021
Guerre d’Algérie : le tabou des viols commis par des militaires français - Le Monde - 2021
Viol en temps de guerre : paroles de survivantes - TV5MONDE Terriennes - 2019
RDC : Quand les hommes se font violer - BBC News Afrique - 2017
République démocratique du Congo - Ouganda. Le martyr des hommes violés - Courrier international -2012
"L’homme qui répare les femmes : la colère d'Hippocrate", un film de Thierry Michel, écrit par Colette Braeckman et Thierry Michel, 2015.