Fil d'Ariane
En République démocratique du Congo, des activistes féministes ont dénoncé plusieurs cas de violences sexistes lors du vote et du processus électoral. Anny Modi, directrice de l'ONG féministe congolaise Afia Mama, décrit ces agressions et fait le lien entre ces attaques et les discours de division pendant la campagne. Entretien.
Anny Modi, lors de la réunion pour dénoncer les violences faites aux femmes pendant la période électorale en RDC. Capture d'écran (Dady Songohozo, TV5Monde).
TV5MONDE : Pouvez-vous nous décrire les violences contre les femmes recensées par votre association, pendant la campagne et le scrutin qui a commencé mercredi 20 décembre?
Anny Modi, directrice de l'ONG féministe Afia Mama et secrétaire exécutive en RDC du réseau des femmes leaders africaines (AWLN) : Pour l’instant, en termes de cas de violences extrêmes (coups, déshabillage de force, agression sexuelle,…, NDLR), nous en recensons déjà une dizaine, et ça continue à sortir. La réunion que nous avons tenue samedi a ouvert la voie à des femmes qui avaient peur de dénoncer. Elles craignaient d’être exposées encore à plus de violence ou exposer leur famille. Donc nous avons ouvert un canal pour que ces femmes qui avaient peur de parler de ce qui leur est arrivé le fassent.
Dès novembre, nous avons vu ce qu’il s’est passé à Malemba-Nkulu (au sud du pays, dans l’ancienne province du Katanga, NDLR). Une femme, soupçonnée d'avoir été en contact avec les hommes d'une autre province, a été molestée en public. Ses habits ont été déchirés, et elle a même été violée avec un bâton. C’est une zone où il n'y a pas de guerre, il n'y avait que la campagne électorale en cours, sur base de discours tribalistes. Elle a été vue comme une traîtresse à sa communauté, puisqu’elle appartient à une communauté X, fief du candidat X, et est accusée d'avoir eu des liens avec les hommes de la communauté Y.
Nous avons alerté, et appelé les leaders politiques à un discours fédérateur, de paix, pour que leurs partisans ne versent pas dans la violence. Malheureusement, cela n'a pas été pris en considération, puisque nous constatons d’autres cas dans les désordres du scrutin.
À Kananga (dans la province du Kasaï-Central, NDLR), une femme qui est défenseure judiciaire, présidente d'une ONG et observatrice au processus électoral, a été agressée. Elle a été accusée d’avoir triché, d’avoir tenté de donner des voix à son candidat. Une rumeur tournait, selon laquelle des personnes d’une autre province, avec des téléphones Android, envoyaient des signaux pour brouiller les résultats et changer les votes de tout le monde.
Le fait d'avoir son téléphone Android en main a fait d'elle une suspecte. C'est pour ça qu'elle a été frappée, que ses habits ont été déchirés. Les gens autour qui filment lui reprochent d'être une traîtresse. Elle est de leur communauté, mais selon eux elle essayait de faire passer les voix pour le candidat d’une autre communauté.
C'est une violence totale vis-à-vis de ses droits. Si elle a été visée, c'est parce qu'ils supposent qu’elle maîtrise les processus, et que la cibler va justement servir à accréditer leur thèse selon laquelle son téléphone contribue à bourrer les systèmes.
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Nous avons un autre cas d'une femme qui aurait choisi, au bureau de vote, le numéro d’un candidat qui n'est pas du même espace tribal ou géographique. Tout le monde voit, puisque le vote n’est pas toujours secret, qu’elle a choisi un numéro allant à l'encontre des consignes. En sortant, ils le signalent. Et elle a subi les représailles pour n'avoir pas choisi le numéro qu'il fallait pour cette région-là. La vidéo est très choquante, parce que c’est une vieille femme, qui a été complètement déshabillée.
Nous avons un audio d’un homme de sa région qui dit : « Quand une personne décide de trahir sa propre communauté en choisissant un candidat autre que celui de sa région, l'opprobre de nos ancêtres tombe sur elle. C'est pour ça qu'elle a été violentée. » Il estime que c'est une punition que cette femme devait subir, pour avoir choisi un candidat qui n'est pas de sa tribu.
Dans une autre région, une femme aurait été attrapée avec des bulletins de votes cachés. Une autre a été accusée de distribuer de l'argent aux électeurs avant d'entrer pour qu'ils votent pour son candidat.
Même s’il y a des fraudes, notre préoccupation tient au niveau des traitements différents. On a attrapé plusieurs hommes en flagrant délit de triche. Aucun d’entre eux n'a été dénudé ou humilié ; on n'a exposé aucun homme au mépris du public. Mais lorsque ce sont les femmes, nous voyons une banalisation de la violence, une chosification de leurs corps. C'est avec facilité qu'on va déchirer leurs habits, filmer, faire des commentaires dégradants et les partager sur des réseaux sociaux. Nous refusons que le corps de la femme soit utilisé à des fins politiques, pour accréditer une hypothèse de fraude ou discréditer un camp.
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TV5MONDE : Est-ce uniquement des femmes politiques qui ont été visées ?
Anny Modi : Certaines femmes ont été ciblées, pas parce qu'elles sont activistes ou candidates, mais à cause de leur appartenance donnée.
Il faut souligner qu’il n'y a pas que les femmes d'un seul camp qui ont été humiliées. Les femmes, que ce soit du camp du président sortant ou du camp des autres candidats de l'opposition, ont été molestées de part et d'autre. Et c’est arrivé dans différentes régions.
Capture d'écran d'une vidéo très partagée sur les réseaux sociaux, montrant une femme en train d'être déshabillée de force.
TV5MONDE : Pourquoi pensez-vous que cette campagne a donné lieu à ces violences ?
Anny Modi : Nous avons souligné pendant la période de campagne que les discours divisionnistes ou de haine, qui soulevaient des tensions régionalistes, tribalistes, que les leaders politiques de toutes les tendances ont utilisé, allaient avoir des conséquences néfastes sur la violence faite à la femme. (Ces discours ont été dénoncés notamment par l'ONU, dans un pays touché par plusieurs affrontements intercommunautaires, notamment sur la base de différences ethniques, NDLR.)
Ils ne peuvent pas dire qu’ils ne savaient pas. Nous avons alerté, nous avons fait une ronde avant les élections. Nous nous sommes adressées à toutes les tendances politiques, pour leur faire comprendre que leur discours allait avoir des conséquences sur les femmes. Parce que les partisans peuvent attaquer les femmes des autres camps pour démontrer aux hommes qu'ils sont plus forts.
Mais il n'y a pas eu de prise de conscience de la part des leaders politiques des conséquences des messages qu'ils portaient pendant la campagne sur les femmes de tous les camps.
Les communautés des deux personnes à la tête de la course, au niveau social et tribal, payent aussi une longue histoire de tensions intercommunautaires, qui ont déjà amené à des violences extrêmes dans le passé.
La RDC est un pays en guerre. Nous savons que tous les conflits, quelles que soient leurs origines, finissent violemment sur le corps de la femme. Et maintenant, c'est encore le corps de la femme qui a été utilisé, manipulé à des fins politiques.
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Dès lors que les leaders politiques ont tenu des discours divisionnistes, on entre dans la logique de conflits comme à l'Est. Ça veut dire que les hommes ou les garçons d'un camp X, pour s’en prendre aux hommes ou aux garçons d’un camp Y, passent par les femmes. Ils savent que socialement parlant, la femme d'une société représente sa fierté. Humilier une femme d'une autre communauté, c'est en fait humilier les hommes de cette communauté, démontrer qu'ils n'ont pas la capacité de protéger leurs femmes.
Il n'y a pas de logique politique derrière ça, c'est purement social et anthropologique. C'est comme ça pour la plupart des ethnies : les hommes pensent avoir la responsabilité de protéger les femmes.
TV5MONDE : Est-ce que vous aviez déjà noté ce genre de violences lors de précédentes élections ?
Anny Modi : Non, il y a quelque chose de très différent cette fois. Exposer le corps des femmes comme ça, déchirer les habits,… c'est la première fois qu'on atteint ce niveau, dans une zone où il n’y a pas de conflit armé.
TV5MONDE : Comment avez-vous obtenu ces informations ? Viennent-elles des vidéos sur les réseaux sociaux, ou de témoignages directs ?
Anny Modi : Les deux. Par exemple, la femme qui a été accusée pour son téléphone Android me cherchait. Quand j'ai reçu la vidéo, j'ai aussi essayé de vérifier. Et maintenant, nous sommes en contact. J'ai discuté avec elle et sa famille pour essayer de la réconforter.
Et samedi, en pleine conférence de presse, une femme candidate, dont le cas n’a pas été publié sur les réseaux sociaux, a envoyé les membres de sa famille vers nous. Elle fait partie d’un regroupement politique dont le leader est d'une autre province, elle a été suivie et en sortant du bureau de vote, elle a été agressée.
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TV5MONDE : Maintenant, que demandez-vous aux autorités vis-à-vis de cette situation ? Quelles mesures attendez-vous ?
Anny Modi : Nous disons : le corps de la femme n'est pas un champ de batailles, politiques, armées, ou tribales. Les hommes politiques n’ont qu’à se battre au niveau idéologique, pour démontrer celui qui a la plus grande force persuasive.
Premièrement, les procureurs doivent se saisir d'office de ces cas. Il y a trop d'impunité. La majorité des candidats très populaires ont eu recours à des discours discriminatoires et stéréotypés. Les procureurs auraient dû se saisir d'office mais la justice a laissé faire, et voilà où nous en sommes.
Si ne serait-ce qu'un ou deux leaders avaient été interpellés, les autres auraient parlé à leurs partisans. Si les partisans agissent au nom d'un leader, c'est ce leader qui doit payer le prix. Ils ont l'obligation d'éduquer leurs partisans. Et je vous assure qu'aucun parti politique ne le fait. Ils doivent s'attaquer à ce problème, en commençant par condamner ce que leurs partisans ont fait. C'est important.
Là, il faut que justice soit faite, mais par la suite, il faudrait absolument que la loi électorale soit révisée. La femme n'a pas été protégée dans ce processus électoral, et ses droits politiques ont régressé sensiblement.
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TV5MONDE : Quel lien faites-vous entre cette question et les violences sexistes observées ?
Anny Modi : Il faut noter que, déjà d’entrée de jeu par rapport au processus électoral, nous avons une loi électorale qui n'a pas assez protégé les droits politiques des femmes candidates. C'est la première chose qui a exposé les femmes politiques à la vulnérabilité.
Le principe de parité, qui est constitutionnel, ne figure plus dans la loi électorale. Elle suggère une mesure incitative pour des listes qui auront respecté la représentativité hommes-femmes, qui seraient exemptées de payer des cautions. La conséquence de ça est que plusieurs femmes candidates au sein des partis politiques se sont vues écartées, alors qu'elles avaient l'intérêt, l'engagement et parfois même le moyen d’être élues.
Les hommes dans la plupart des partis préfèrent avoir des femmes qu'ils peuvent contrôler. Ils ont rempli leur liste avec toutes sortes de femmes, sans tenir compte de leur engagement et de leur intérêt politique.
L’autre conséquence, c'est que les partis qui avaient les moyens ont proposé des listes rien qu'avec des hommes. Nous, en tant que femmes activistes, n'avions aucun moyen légal pour nous attaquer à ces listes sans femmes. La loi électorale n'a pas prévu des mesures contraignantes.
Les leaders politiques, n'ayant pas eu la contrainte d’intégrer les femmes, ne ressentent pas la contrainte de les protéger non plus. S'il y a des leaders qui n'ont proposé que des hommes sur leur liste, ou plus d'hommes que de femmes, ils n'ont pas pris de mesures pour limiter les risques auxquelles les femmes pouvaient être exposées pendant le processus électoral et surtout le jour du scrutin. Alors qu'on savait d’avance qu'il y aurait des tensions.