Vu du Burkina Faso : « Être Charlie ne signifie pas copier-coller le style de Charlie Hebdo partout »

Dix ans après les attentats du 7 janvier 2015, à Paris, contre « Charlie Hebdo » et l’Hyper Cacher, que reste-t-il de l’onde de choc qui s’était alors propagée en Afrique ? Comment se porte le dessin de presse sur le continent ? Damien Glez, scénariste et dessinateur de presse franco-burkinabé répond à nos questions. Entretien.

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Je suis Charlie

Sur cette photo d'archive datée du mardi 13 janvier 2015, des personnes tiennent des bougies déclarant "Je suis Charlie" lors d'une veillée organisée par le Conseil musulman allemand pour commémorer les victimes des attentats terroristes de Paris, à Berlin, en Allemagne. 

© Photo AP/Markus Schreiber
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TV5MONDE : Après les attentats tragiques contre Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, à Paris, l'onde de choc provoquée en France avait été fortement ressentie en Afrique. Dix ans après, que reste-t-il des indignations et des condamnations qui allaient d'Alger au Cap à l’époque, voire de l'esprit Charlie ? 

Damien Glez : Aujourd’hui, l’Afrique se penchera sur ce dixième anniversaire essentiellement en écho aux médias occidentaux qui sont assez écoutés. L’adhésion à l’esprit, et surtout au style de Charlie, n’était pas partagée par tous, et l’émotion pure liée aux attentats est quand même davantage retombée qu’à Paris ; même si la partie de l’Afrique qui est confrontée aux actes terroristes, notamment le Sahel, ne peut que témoigner une solidarité de principe. 

(Re)voir Charlie Hebdo, 7 janvier 2015 : ce qu'il s'est passé il y a dix ans

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Cela dit, il faut évidemment considérer qu’il y a plusieurs Afriques, avec des organes de presse qui pratiquent plus ou moins la satire, et plus ou moins précisément le dessin de presse. En Afrique anglophone, notamment en Afrique de l’Est, la caricature est bien implantée et, au-delà du cas de Charlie, la société civile qui s’y intéresse débat régulièrement sur les libertés du dessinateur, y compris hors d’Afrique, comme dans le cas de la dessinatrice américaine Ann Telnaes qui rompt ces jours-ci avec le Washington Post, pour une restriction de sa liberté éditoriale. 

TV5MONDE : Quel regard portez-vous justement sur la démission de la caricaturiste Ann Telnaes du Washington Post ? 

Damien Glez : Les Etats-Unis ont été longtemps un modèle en matière de dessin de presse. Les talents qui s’y trouvent sont toujours des exemples, mais le contexte décourage. Le débat politique est de plus en plus polarisé, notamment sous l’influence des trumpistes et des médias de plus en plus liés à des richissimes investisseurs qui n’ont pas d’intérêt pour la presse autre que la quête d’influence. 

(Re)lire Une dessinatrice du Washington Post démissionne après un dessin critiquant Bezos

Idem dans certains pays européens. Ann Telnaes n’a pas été limogée, ce qui permet au Washington Post de ne pas répondre à une accusation d’atteinte formelle à sa liberté d’auteure. Mais elle a eu le courage de démissionner, car il lui est devenu impossible de critiquer Jeff Bezos qui est le patron du journal.

Si un rédacteur en chef a le pouvoir légitime de discuter éventuellement de tel ou tel contenu, la marge de manœuvre de cette caricaturiste de grande expérience a été clairement restreinte, au-delà de l’acceptable. C’est tout à l’honneur d’Ann de ne pas accepter une telle dérive

TV5MONDE : En France, la tuerie du 7 janvier 2015 a marqué un tournant pour la liberté d'expression et le droit à la caricature. Quel regard portez-vous sur ces évolutions, notamment sur la question de l'apologie d'actes de terrorisme ? 

Damien Glez : Au-delà du choc de l’évènement du 7 janvier, et d’autres éléments de contexte décourageants - baisse du nombre moyen de dessins dans la presse, manque de culture du décryptage, avènement de l’Intelligence artificielle… -, je ne pense pas que le métier ait fondamentalement changé, pour les dessinateurs solides dans leurs convictions et le respect de leur déontologie. 

Ceux qui risquent d’être tétanisés par une nouvelle peur liée à l’attentat feraient mieux de chercher un autre travail. Il vaut mieux arrêter qu’édulcorer. En France, je ne pense pas que le droit à la caricature ait fondamentalement diminué, en tout cas dans la presse. 

Siege Charlie

L'ancien président français François Hollande, au centre gauche, la maire de Paris Anne Hidalgo, au centre droit, la présidente de l'Assemblée nationale française Yael Braun-Pivet, troisième à partir de la droite, et l'ex-ministre français de la Justice Eric Dupond-Moretti, deuxième à partir de la droite, rendent hommage devant l'ancien siège de Charlie Hebdo, à Paris, le dimanche 7 janvier 2024. 

© Dimitar Dilkoff/Photo de piscine via AP

En ce qui concerne les humoristes des émissions télé, sans doute diront-ils qu’ils ne peuvent plus rire des mêmes choses, ou plus de la même manière. C’est moins vrai, je l’espère, dans la production journalistique.

Sur l’apologie du terrorisme, on voit tout à la fois une radicalité croissante - sur les questions religieuses, mais pas seulement - et un effet-loupe des réseaux sociaux. Pour les dessinateurs qui ont la chance d’être publiés dans la presse, il faut savoir garder la juste distance avec Internet. 

TV5MONDE : Les États peuvent-ils lutter contre le terrorisme islamiste tout en préservant les libertés individuelles et collectives ? Comment éviter les risques d'instrumentalisation que beaucoup dénoncent sur le continent ? 

Damien Glez : C’est un grand débat, notamment dans les pays sahéliens où l’insécurité terroriste justifie la mise de côté des processus démocratiques par le biais des putschs. Comme le revendiquait le Patriot Act de George Bush après le 11-septembre 2001 [Loi antiterroriste adoptée en octobre 2001 par le Congrès américain, NDLR], les juntes réclament des sacrifices de différentes natures, au nom d’une période de « guerre », y compris dans le domaine des libertés individuelles - notamment les droits de l’Homme, et en particulier le droit à l’expression. 

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Le populisme incite les hommes de médias à ne pas critiquer les régimes en place, au risque d’être accusés de faire le jeu des terroristes, à qui l’on attribue des parrains impérialistes. « Moquer » un leader de la lutte anti-djihadiste peut faire que vous soyez rapidement catalogué « apatride ». 

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En Afrique, il y a effectivement une instrumentalisation du contexte, pour reculer sur les libertés acquises pendant le « printemps de la presse » des années 90. La société civile doit servir de vigie afin de réduire les dérives. J’appartiens par exemple à l’association Cartooning for peace qui, tout à la fois, sensibilise par des contenus éditoriaux, forme dans les écoles ou les prisons, et alerte sur les cas de dessinateurs persécutés. 

TV5MONDE : Ali Dilem est l’un des caricaturistes africains les plus talentueux, mais aussi l’un des plus intimidés (procès, menaces...). Quel est à l’heure actuelle l'état de la situation des caricaturistes africains ? 

Damien Glez : Ali Dilem est confronté à cette zone assez sensible du Maghreb où les questions religieuses, mais aussi politiques, sont encore sensibles. Là encore, difficile de parler des caricaturistes africains en général. Ils sont pris dans un étau qui comporte la double pression de l’économie et de la politique. 

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Selon les pays, la presse est plus ou moins indigente - difficile de comparer, sur ce point, l’Afrique du Sud par exemple et le Niger, notamment pour ce qui concerne la presse papier -, et les pouvoirs politiques plus ou moins sourcilleux. 

Dans la vague des régimes « néo-souverainistes » issus des coups d’Etat, la tendance est malheureusement à l’autocensure, alors que le dessin de presse n’y est déjà pas implanté de façon stable. Il faudrait vraiment considérer la situation des caricaturistes africains pays par pays. 

TV5MONDE : Quelle est aujourd'hui la place du dessin en général et de la caricature en particulier sur le continent, surtout dans les pays où les taux d'alphabétisation restent bas ? 

Damien Glez : Là aussi, il y a plusieurs Afriques. De façon amusante, le dessin de presse est réputé avoir une force toute particulière dans les pays où les taux d'alphabétisation restent bas, puisque la caricature peut faire passer un message sans texte. 

Notre hebdomadaire satirique burkinabè Le Journal du jeudi avait la réputation d’avoir des lecteurs qui ne savaient pas lire. Par contre, dans ces pays sahéliens, la presse généraliste est restée frileuse en matière d’utilisation de « cartoons ». 

La place du dessin en général et de la caricature en particulier sur le continent est donc très différente d’une zone géographique à une autre, et même d’un pays à un autre. Mais il y a des dessinateurs brillants et dynamiques un peu partout - Zapiro en Afrique du Sud, Gado en Tanzanie, Yemi en Ethiopie, Willis from Tunis en Tunisie, Zohoré en Côte d’Ivoire, etc.. 

TV5MONDE : Certaines images comme celles du Prophète Mahomet restent sensibles dans le Maghreb. Est-ce qu'il en est de même pour l'Afrique subsaharienne ? 

Damien Glez : De mon expérience en Afrique subsaharienne, la religion n’apparaît pas comme le principal tabou. Singulièrement au Sahel, le sexe est encore plus difficile à représenter, parfois même plus encore - selon les régimes - que les militaires. Cela dit, « Être Charlie » ne signifie pas copier-coller le style de Charlie Hebdo partout. 

Au Burkina Faso, nous avons souvent produit, sans problèmes majeurs, des contenus satiriques sur les questions religieuses, sans que dessiner Mahomet soit nécessaire ou opportun. Au Maghreb, les choses sont différentes, notamment au Maroc, où déjà le roi ne doit pas être caricaturé, en tant que responsable du Royaume chérifien.

Là aussi, l’interdiction de dessiner telle personne ou telle chose, n’empêche pas de traiter le sujet concerné, la satire se prêtant à des contenus éditoriaux au second degré. La caricature n’est pas que frontale. Elle adapte sa quête d’universalité aux contextes culturels spécifiques, pour éviter d’être contreproductive.