"The woman king" : deux Béninoises ont fait partie de l’aventure comme traductrices

C’est sans aucun doute l’un des grands blockbusters de cette fin d’année. Sorti en salles en France le 28 septembre dernier, « The woman king », le film américano-canadien a été réalisé par l’Américaine Gina Prince-Bythewood et produit notamment par la célèbre actrice américaine Viola Davis et son mari Julius Tennon. Démarrage moyen en France mais carton aux Etats-Unis, le film est une réussite. Deux Béninoises y ont contribué : Carole Akpé Lokossou, comédienne directrice d’acteurs et ingénieure culturelle, mais aussi Cornelia Glele, cinéaste et directrice du festival international des films de femmes de Cotonou, au Bénin. Entretien croisé.
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A gauche, Cornelia Glele, cinéaste et directrice du festival international des films de femmes de Cotonou, et à droite, Carole Akpé Lokossou, comédienne directrice d’acteurs et ingénieure culturelle. Toutes deux consultante/traductrice sur le film "The woman king".
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Comme tous les films à gros budget, le scénario de « The woman king » est très bien ficelé, la distribution soignée, les décors magnifiques, les coiffures et costumes d’époque très stylés, et le suspense est au rendez-vous. Autant dire que la plupart des ingrédients sont réunis pour du grand spectacle, sans oublier le fond : l’engagement féministe et la précision historique.

L’histoire de troupes d’élite exclusivement féminines

Le film raconte en effet l’histoire vraie des Agojie ou Agon’djié (ce qui signifie Ote-toi de là ou fais-moi place en langue fon-gbe, l’une des langues de l’ancien royaume du Dahomey et donc de l’actuelle Bénin), des troupes d’élite constituées exclusivement de femmes et qui ont contribué à la puissance militaire du royaume du Dahomey aux 18e et 19e siècles. Et pour ce faire, les scénaristes vont se doter d’un fil d’ariane important : la traite négrière qu’a connue l’Afrique dès le 15e siècle.

Car, comme le souligne l’historien nigerian Joe Ebiegberi Alagoa, dans le tome 5 de l’histoire générale de l’Afrique publiée par l’UNESCO : « Le développement politique du royaume du Dahomey et des Etats voisins d’Allada, d’Ouidah, de Popo et de Jakin fut lié, dans une grande mesure, aux activités des marchands d’esclaves européens sur la côte et à l’influence du royaume yoruba d’Oyo, situé au nord-est de ces Etats. » Après la chute de la dynastie agaja en 1818, et l’avènement de la dynastie Gezo, le royaume du Dahomey s’adapte pleinement à la traite des Noirs et en fait le fondement de sa puissance.

L’amour d’une mère pour sa fille

Cet aspect particulier du règne du roi Gezo, dont une partie de l’histoire est racontée dans le film, constitue la toile de fond du scénario. Et pour donner de la vie à tout ceci et créer du suspense, le film nous plonge dans une histoire d’amour entre la cheffe des Agon’djié, jouée par Viola Davis, et une jeune membre de ses troupes, qui s’avèrera être non seulement la meilleure de sa génération, mais aussi la fille à laquelle elle a secrètement donnée naissance à la suite d’un viol.

Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse ne peuvent que chanter la gloire du chasseur. 
 

Première femme noire sacrée meilleure actrice aux Oscars en 2017, Viola Davis n’a pas seulement un engagement féministe avec ce film. En tant qu’Afro-descendante, elle prouve aussi à travers ce film que l’histoire de la traite peut être racontée au cinéma du point de vue des descendants des esclaves. Et même si le film n’est pas à proprement parler historique, il prouve à quel point est d’actualité ce proverbe africain qui dit : « Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse ne peuvent que chanter la gloire du chasseur. »

Autre défi relevé par le film, permettre aux actrices et acteurs du film de s’exprimer correctement en langue fon-gbe ou dans l’anglais proche du pidgin, parlé notamment dans les régions frontalières entre le Bénin et le Nigeria. Et pour ce faire, l’équipe du film a fait appel à deux Béninoises : Carole Akpé Lokossou, comédienne directrice d’acteurs et ingénieure culturelle, mais aussi Cornelia Glele, cinéaste et directrice du festival international des films de femmes de Cotonou, au Bénin.
 
TV5MONDE : Comment est née votre aventure avec l’équipe de production du film « The wooman king » ? Comment est-ce que vous attérissez dans l’histoire de ce blockbuster très attendu en cette fin d’année ?

Carole Akpé Lokossou : Un jour, mon téléphone sonne, et c’est Olivier Medjigbodo, l’un des jeunes producteurs béninois avec qui je travaille. Il me dit : est-ce que tu es disponible dada (ce qui signifie grande sœur), pour travailler sur un film ? Et je lui dis : je n’aurai pas le temps du tout. Je suis en train de préparer une tournée à Limoges, en France, et à mon retour, je vais directement à Ouagadougou, au Burkina Faso. Donc, impossible pour moi de faire de la traduction pour un film comme tu me le demandes. Il répond : d’accord, mais je te mets quand même en contact avec la dame qui cherche une traductrice de la langue fon-gbe [le fon ou fon-gbe est une langue véhiculaire parlée au Bénin, au Togo et au Nigeria, NDLR] pour travailler sur un film.

Cette dame m’a appelée. Elle m’a expliqué ce qu’elle recherchait, et m’a dit qu’elle avait pris le temps de se renseigner sur moi ; qu’on lui avait dit que j’étais dans le milieu du cinéma, que j’étais directrice d’acteurs, et que je maîtrisais bien la langue fon-gbe. Je lui dis ça tombe bien, je suis alphabétisée en langue fon-gbe, j’enseigne cette langue, je joue dans cette langue, je coache les acteurs dans cette langue, et ça fait une quinzaine d’années que je fais des recherches sur le royaume d’Abomey. Elle me dit : votre profil nous intéresse. On va vous faire passer un casting, et si ça marche, vous allez être retenue.

Je lui précise quand même que je ne suis pas disponible pour bouger, aller en Afrique du sud, où se déroule le tournage du film. Et elle me dit : ne vous inquiétez pas, ça va être de la consultation par internet, il suffira d’avoir une bonne connexion dans le pays où vous êtes ; vous allez nous traduire des textes, vous allez aussi entraîner des acteurs qui vont parler la langue fon-gbe, et qui sont Sud-Africains ou Américains. Et je lui dis : si je peux travailler à distance, alors il n’y a pas de soucis. Le lendemain, j’ai fait le casting et j’ai été retenue. Après, ils ont demandé à Cornelia Glele si elle me connaissait, elle à dit oui, il n’y a pas de soucis.

Cornelia Glele : J’ai une amie qui m’a écrit un jour et qui m’a dit : il y a une production qui cherche une cinéaste béninoise parlant anglais et français, est-ce que ça t’intéresse. Et moi je lui ai dit : je ne suis pas sûre parce que je suis engagée ailleurs, et je n’ai pas beaucoup de temps. Elle m’a dit : vas-y quand même, écoute-les et dis-leur que tu n’as pas beaucoup de temps, parce que moi je leur ai déjà dit que tu étais disponible.

J’ai donc eu un appel téléphonique avec Gina, la réalisatrice, et quand elle m’a expliqué le projet, je me suis dit : mais tiens, c’est ici que j’ai ma place, c’est plutôt dans ce projet que je dois travailler. L’histoire et le contexte m’ont tout de suite emballé. Je me suis tout de suite retrouvée là-dedans, et je lui ai dit que j’étais partante.

  • (Re)voir : "The woman king : un épisode de l'histoire du Dahomey"
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TV5MONDE : A quel moment apprenez-vous qu’il s’agit du film « The woman king » ?

Carole Akpé Lokossou : J’ai compris très progressivement. J’ai réalisé le jour où le coach en dialecte fon-gbe me dit : écoutez, j’ai travaillé avec Cornelia et vous-même, et comme vous savez parler anglais aussi, je crois que je vais vous balancer le personnage principal du film, l’actrice qui joue ce rôle. Après il me donne le nom de l’actrice en question, et là j’ai fait waouh ! [La clause de confidentialité signée par Carole Lokossou et Cornelia Glele, les empêche de citer des noms ou de donner certains détails, NDLR].

J’avais déjà travaillé pendant une dizaine de jours avec d’autres actrices, avant d’être dirigée vers l’actrice principale. C’est à ce moment-là que j’ai compris l’ampleur du projet. Jusque-là je faisais mon travail comme d’habitude sur les films dans lesquels on parle la langue fon-gbe ou le yorouba.

Cornelia Glele : Au début, quand j’ai fait mon entretien avec Gina, la réalisatrice, elle n’a pas du tout vendu le film comme un film-événement. Elle ne m’a pas dit que ça allait être un gros truc… Donc, moi je pensais que ça allait être juste un petit film qui allait sortir sur une plateforme de streaming, ou en salle. Je ne savais pas du tout que c’était un des films les plus attendus de l’année 2022.

Je reçois des notifications de plein de sites liés au cinéma. Un jour, je reçois une notification d’un site, et je vois « The woman king », le film le plus attendu de 2022. Et je me dis, mais est-ce que ce n’est pas le film sur lequel je travaille. C’est vraiment à ce moment-là que j’ai pris conscience que c’est un gros film. Et évidemment, je me sens de plus en plus fier de faire partie de ce projet-là.

TV5MONDE : Vous n’êtes jamais allées sur le tournage en Afrique du sud. Vous avez travaillé à distance. En quoi consistait votre travail ?

Carole Akpé Lokossou : Je devais traduire les textes de l’anglais au fon-gbe, et je faisais ensuite des audio que je renvoyais à l’actrice qui devait jouer la scène. Ensuite, nous nous accordions sur un rendez-vous zoom, ou WhatsApp, puis nous répétions. Evidemment, nous faisions de la phonétique à fond. Tout ceci était bien encadré par un coach des dialectes américains. Et c’est avec ce coach que je travaillais en amont. Nous nous entendions sur la traduction des textes.

Je crois qu’ils avaient déjà une première traduction, avant d’essayer de rencontrer des locutrices de fon-gbe. Parfois, il me disait : tenez, nous on a eu ceci, est-ce que c’est juste ? Je lui explique : c’est juste, mais ça c’est le fon parlé durant les années 1980-90 et 2000. Ce que moi je vous propose, c’est le fon-gbe d’origine, celui des années 1890. Celui qui était parlé dans le contexte de l’époque. Donc, moi je repars dans le contexte historique pour vous faire la traduction.

Nous avions donc ces allers-retours. Nous nous accordions sur les bonnes prononciations, puis nous prenions rendez-vous avec l’actrice ou l’acteur concernés. Ensuite, nous travaillions jusqu’à ce que la personne coachée ait la bonne prononciation. Et parallèlement, je travaillais aussi avec le musicien du film. Il y avait des chants de chorale qui étaient écrits en langue zulu, et qu’il fallait traduire en fon-gbe. Puis nous répétions avec la chorale, afin que le chant ait du sens en fon-gbe. Vous savez, la langue fon-gbe c’est comme du chinois, c’est une langue à tons. Le même mot peut avoir quatre significations différentes, en fonction des tons.

Cornelia Glele : Comme Carole, j’ai travaillé à distance, car le tournage s’est déroulé en période de Covid. Seul un minimum de personnes était présent sur le plateau. Et tous les autres travaillaient à distance. Et moi j’ai travaillé depuis Ouagadougou ou je me trouvais.

Mon rôle c’était de coacher les acteurs sur la langue fon-gbe. Je travaillais avec eux une heure par jour. Ils venaient avec les textes du scénario écrits en anglais ou en fon-gbe, je faisais la traduction, je leur apprenais des mots et je m’assurais qu’ils les prononcent correctement. Je travaillais aussi avec les chorales qui faisaient la musique du film, car les musiques étaient aussi enregistrées en fon-gbe.

Et comme tout ceci se passait en Afrique du sud, ils venaient avec des textes en anglais qu’on traduisait en fon-gbe. Ils retournaient apprendre les chansons et m’envoyaient les enregistrements. J’écoutais pour m’assurer que le spectateur lambda aura la sensation que c’est le fon-gbe qu’on est en train de parler.


TV5MONDE : Dans le film, il y a très peu de dialogues en fon-gbe. Il y a surtout des chants en fon-gbe. Et la quasi-totalité des dialogues sont en anglais. Est-ce un choix délibéré fait dès le départ ?

Carole Akpé Lokossou : Si vous avez fait attention, il y a très peu de fon en effet, mais surtout, l’anglais qui est parlé n’est pas un anglais américain. C’est l’anglais qui est parlé au Nigeria, un anglais proche du pidgin, parlé aussi à la frontière entre le Nigeria et le Bénin. On a eu à travailler aussi sur ça, parce que la production nous avait bien averties que si au niveau du fon-gbe sur le plateau, ça ne fonctionnait pas, eh bien ils basculeraient sur cet anglais proche du pidgin. Les acteurs et les actrices ont donc travaillé sur les deux possibilités, des dialogues en fon-gbe ou en anglais proche du pidgin, autrement dit un anglais avec l’accent typique des ouest-africains.

TV5MONDE : Pour vous qui avez travaillé sur la langue et le contexte historique, lorsque vous voyez le film, est-ce que la reconstitution des villages par exemple vous paraît proche de ce qui existait à l’époque du roi Gezo ?

Carole Akpé Lokossou : A 80%, la reconstitution a été fidèle. Après, les 20% restants, c’est normal, c’est un film, c’est-à-dire la réalité plus une certaine dose de magie. Je leur tire vraiment un grand coup de chapeau, car au niveau de la reconstitution historique, ils ont respecté ce qui existait à l’époque. Moi j’ignorais qu’ils iraient aussi loin, parce que dès le départ ils nous avaient bien avertis que ce n’était pas un film historique, mais un film qui se passait à cette période de l’histoire.

Ce n’est pas un film qui retrace l’histoire du roi Gezo. Le film est axé d’abord sur une histoire d’amour, et c’est ça qui doit prévaloir. Moi je m’attendais à beaucoup plus de liberté sur le plan scénographique. J’ai été agréablement surprise, de voir ce travail vraiment très proche de la réalité. Et même les 20% restants, de mon point de vue, et j’assume ce que je dis, je dirai qu’ils sont allés piocher dans la création scénographique de Benin city[capitale du royaume du Benin, au 15e siècle, NDLR], qui est très proche de notre culture.

Cornelia Glele : Vous savez, moi je suis Glele. Je suis donc une petite fille du roi Gezo. Le père du roi Glele c’est le roi Gezo. Cette histoire et son contexte, je les connais donc plutôt bien, car il s’agit de ma famille. Ma grand-mère m’a raconté pas mal de choses à ce sujet, et je crois que tout ceci a été respecté dans le film. D’ailleurs, je crois que si ça n’avait pas été le cas, il y aurait eu un tollé sur internet, car les populations béninoises sont très attachées à leur culture. Elles n’aiment pas qu’on salisse leurs cultures.

Et je sais que beaucoup de personnes sont allées voir le film juste pour chercher la petite bête, afin d’attaquer le film sur internet. Mais elles n’ont rien trouvé. Le fait qu’il n’y ait pas eu de bad buzz prouve qu’ils ont respecté ce à quoi le royaume ressemblait à l’époque.

TV5MONDE : Que retenez-vous de cette aventure ?

Carole Akpé Lokossou : Moi franchement, ce que je retiens de cette aventure c’est l’humilité de toutes les personnes avec lesquelles j’ai travaillées. Une humilité à laquelle je ne m’attendais pas du tout. Les grands noms du cinéma, les grandes féministes qui se battent pour les droits des femmes, moi je suis une féministe aussi, et je ne m’imaginais pas un jour pouvoir travailler avec de telles personnes.

Il y a aussi le sentiment de fierté par rapport à mon histoire. Un peu plus de sentiment d’appartenance à une communauté. Je me suis dit : je n’ai pas perdu mon temps en cherchant à connaître autre chose que ce que les livres racontent. En allant au contact de ces peuples-là, en cherchant à les connaître de façon anthropologique, en m’appropriant mieux mon histoire. Et si d’autres s’y intéressent également, c’est que forcément il y a de belles choses à découvrir.

D’ailleurs, je me dois de mieux connaître mon histoire, car je réalise ce que je dois à la postérité par rapport à cette histoire-là. Moi je n’ai pas été suffisamment nourrie. Je suis convaincue aujourd’hui qu’après cette expérience, après cette aventure, ma responsabilité est encore plus grande dans l’exhumation de notre histoire. Il faut que je le fasse avant que ceux qui la détiennent encore, et qui souvent appartiennent à la civilisation orale, ne disparaissent.

Cornelia Glele : Ce film, c’était une belle expérience. Ça m’a apporté un plus dans ma carrière de cinéaste, parce que j’ai appris une autre façon de travailler. Ça allait vraiment à mille à l’heure, avec la production. Donc, j’ai appris qu’on ne gaspille pas le temps. C’est ce que j’ai le plus appris sur cette production. C’est aussi un chemin qu’ils ouvrent, afin que nous autres Béninois et Béninoises, et Africains en général, saisissions cette opportunité pour raconter de belles histoires de notre patrimoine.

Nous ne devons pas rester dans notre coin à nous plaindre. Abomey est riche, le Bénin est riche, l’Afrique également, il y a des millions d’histoires intéressantes sur notre continent, et je pense que c’est réellement le moment pour nous de commencer à les raconter. Il faut arrêter de faire des films calqués sur le cinéma français ou autre, de raconter des histoires qui ne sont pas les nôtres.