La censure, surnommée Anasthasie, leur est aussi une ennemie intime. Ils prennent la peine de lui adresser une lettre en décembre 1916 : "Que vous ai-je-fait ? J'étais folâtre, badin ; j'étais gai ; j'étais Gaulois ; j'étais Français, en un mot... Et vous, avec vos grands ciseaux, crac ! crac ! vous me coupez tout. (...) Certes, vous êtes patriote en coupant ; mais vous le seriez bien davantage en tolérant. Car le Canard est aussi patriote que vous. Il l'est parce qu'il s'efforce de faire rire les gens qui sont tristes et qui n'ont, hélas ! que trop de raisons de l'être. (...) Laissez rire, M. Le Censeur, car le jour où la France deviendra sinistre, votre affaire à vous pourrait bien devenir mauvaise..."
La censure et sa petite voisine, vicieuse et perverse, l'autocensure, ne trouveront pas de quoi se loger au sein de la rédaction du
Canard. Pour la repousser, une seule solution : refuser la manne publicitaire.
Une interdiction inviolée depuis donc 100 ans.
Le journal ne vit que de ses ventes. Pour le plus grand bonheur de ses collaborateurs : les salaires des journalistes du
Canard sont en effet parmi les plus élevés de la presse française. En contrepartie, il leur est demandé de ne jamais jouer en bourse ni d'accepter le moindre "cadeau" ou babioles honorifiques.
Cette indépendance combinée de satire et cette honnêteté éditoriale infusée d'ironie payent.
Ses comptes, scrupuleusement publiés chaque année, font pâlir de jalousie nombre de confrères français.
L'affaire du Watergaffe
Bien entendu, le pouvoir a toujours rêvé de voler dans les plumes du
Canard. Il enrage de ne pas savoir les sources de ses journalistes. En décembre 1973, les services secrets tentent d'installer des micros au sein de la rédaction. Pris sur le fait par un journaliste de la maison, le scandale, immense, sera baptisé
"L'affaire des plombiers", ou Watergaffe.Comme à son habitude, le
Canard tournera l'affaire en dérision. L'hebdomadaire, dans ses locaux, posera une plaque en hommage à Raymond Marcellin, ministre de l'Intérieur de l'époque.
Avec la mort de Cabu, le Canard touché au coeur
Le 7 janvier 2015, le dessinateur Cabu, parmi d'autres journalistes, tombe sous les balles des frères Kouachi lors de la conférence de rédaction de
Charlie Hebdo,
. Au sein du
Canard, l'accablement est immense.
“Toutes les semaines depuis trente ans, Cabu venait le mardi matin à l’atelier de composition, témoigne Louis-Marie Horeau, rédacteur en chef. Il dessinait pour coller aux articles de l‘édition. Ce mardi, quand nous étions à l’atelier, personne n’a osé s’asseoir sur la chaise de Cabu. La mort de Cabu représente pour le Canard un vide sidéral”.
En une du numéro suivant, en guise d'hommage, les lecteurs trouvent un auto-portrait de Cabu qui fait face à son célèbre personnage du beauf. Celui-ci tire son chapeau et porte un brassard "Je suis Charlie". L'hebdo fait dire à Cabu en gros titre : “Allez les gars, ne vous laissez pas abattre !”.
Dès le lendemain, le Canard reçoit des messages menaçants : "C’est votre tour”, promet l'un d'eux. Ils promettent également de “découper à la hache” les journalistes de l’hebdomadaire. Et pendant quelques temps, Le Canard Enchaîné bénéficiera d'une protection policière conséquente. Une première... et dernière, espère t-on au sein de la rédaction.
Le numéro 100, publié aujourd'hui, se déguste comme une pâtisserie. Au regard des scandales révélées et de l'implacable rigueur des enquêtes qui continuent de faire son succès, l'évidence s'impose : Le Canard Enchainé est un pilier de la démocratie française.