Afrique du Sud : danser l’Histoire

Engagée et pleine de vitalité, la danse sud-africaine continue sa conquête des scènes internationales. Moyen d’expression artistique et politique, elle se déploie en France jusqu’à la fin de l’année grâce aux Saisons France et Afrique du Sud 2012-2013. Un formidable moyen de découvrir ceux qui la font, comme Dada Masilo qui, dans un Lac des Cygnes revisité, mêle ballet, danse contemporaine et traditionnelle.
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Afrique du Sud : danser l’Histoire
Le Lac des Cygnes revisité par Dada Masilo
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Ils sont quinze sur scène, hommes et femmes, tous sud-africains, "tous égaux". Ils dansent pieds nus, sur pointes à l’occasion, quand la séquence – et la tradition - le demande. Tous portent un tutu, hommes et femmes sans distinction. Tous sont Noirs, sauf deux. Ca commence comme Le Lac des cygnes qu’on connaît, la musique de Tchaïkosvki reconnaissable entre mille, puis ils tournent le dos avec un gracieux port de bras, et se mettent à agiter les fesses à un rythme d’enfer. La mousseline vole, on est plus près d’un French Cancan que de Nijinsky. Ce ne sera pas la moindre des entorses au ballet le plus connu du monde, ici revisité par Dada Masilo, jeune chorégraphe sud-africaine de 27 ans, qui le ponctue de danse traditionnelle zoulou, de youyous et de thèmes qu’on n’avait pas vus chez les Russes : homosexualité, mariages forcés et Sida, entre autres.

Son Swan Lake triomphe depuis trois ans, en Afrique du Sud d’abord, puis à l’international, en France notamment, où la pièce fut montrée l’année dernière au Musée du Quai Branly avant d’être reprise au Théâtre du Rond-Point à la rentrée, et jusqu’au 6 octobre. Dada Masilo se joue des codes, s’amuse à les dynamiter, à les fusionner. Une arabesque précède une esquisse de gumboots, danse pratiquée traditionnellement à l’aide de bottes en caoutchouc ; la partition de Tchaïkovski se trouve soudain striée de percussions zouloues. Une manière de désacraliser le ballet et la danse classique ? "Oui, mais pas de m’en moquer. Le Lac des Cygnes est le tout premier ballet que j’ai vu : je me souviens avoir pensé que c’était magique.", raconte-t-elle au cours de l’entretien qu’elle nous a accordé. Ce n’est pas un hasard si Swan Lake débute par un texte ironique, où l’en entend par exemple que "tous les ballets que nous avons pu voir pourraient se résumer dans un unique ballet dont le titre générique serait : Filles en tutus au clair de lune". Une professeur de danse l’a donné à Dada Masilo quand elle avait seize ans, elle a voulu en faire une sorte de "Guide pour les Nuls". Gérard Mayen, journaliste spécialisé en danse contemporaine notamment pour la revue Mouvement, explique pourquoi c’est intéressant : "Souvent, lorsqu’on pense Afrique, on pense danse traditionnelle d’un côté et danse moderne de l’autre, qui serait venue d’ailleurs. Là, Dada Masilo révèle que la danse classique n’est peut-être pas si étrangère que ça à l’Afrique du Sud. Il y a sans doute un lien plus complexe, de plus longue date."

Afrique du Sud : danser l’Histoire
La chorégraphe Dada Masilo
Tradition et modernité

Ce n’est pas la première fois que Masilo explose les genres : après avoir gagné en 2008 le prestigieux Standard Bank Young Artist Award, on lui commande une première "vraie" pièce. Elle monte un Romeo et Juliette où elle mélange déjà danse classique et contemporaine. Suivra Carmen, dans lequel elle injecte du flamenco, qu’elle apprend spécialement pour l’occasion. On pourrait déceler là une signature, l’idée la terrifie : "Je veux être une artiste qui s’interroge sans cesse, sur la forme, la norme… Je ne veux pas être dans une boîte. Je ne veux pas qu’on puisse prévoir exactement ce que je vais faire ensuite", même si elle reconnaît aimer la dynamique qu’entraîne en matière de vocabulaire le fait de croiser les styles. Dada Masilo a commencé la danse à l’âge de douze ans, "avec un groupe amateur de filles à Soweto", où elle est née. "On faisait des mouvements à la Michael Jackson, qui abîmaient le corps." Elles sont ensuite invitées au Arts Alive International Festival, puis présentées à la Dance Factory de Johannesburg. Elle passe cinq ans à la National School of the Arts avant de passer un an au Cap : elle est formée dans plusieurs disciplines dont la danse classique, devenue plus accessible aux Noirs depuis la fin de l’Apartheid. Puis l’Europe, trois ans à Bruxelles, à P.A.R.T.S., l’école fondée par Anne Teresa de Keersmaeker, prêtresse de la danse contemporaine flamande : "Une opportunité incroyable, je n’ai jamais autant appris de toute ma vie."

La danse y est pourtant trop abstraite, elle préfère raconter des histoires. "C’est grâce à P.A.R.T.S. que j’ai commencé à travailler la narration. L’abstraction, c’est ce qu’on fait au studio, quand on répète des heures par jour ! Je ne sais pas si le public a envie de voir ça. Moi, je veux le toucher avec autre chose que juste des mouvements périphériques." C’est ainsi qu’elle décide de faire de Siegfried un cygne non seulement Noir, mais gay, "une manière de tordre le cou au stéréotype selon lequel tous les danseurs le sont," inspiré par les histoires de coming-out que les membres de la compagnie se racontaient, "très drôles dans tout ce qu’elles avaient de dramatique! En Afrique du Sud, les homosexuels sont toujours tabassés, assassinés, insultés…" Et font partie de ceux qui, chaque année, meurent par milliers du Sida : cela aussi, elle le met en scène avec délicatesse, en vêtant ses danseurs de noir, et en les faisant s’éteindre un à un à la fin du spectacle.

Femmes et politique

Dada Masilo affirme que son spectacle n’a pas été pensé de manière politique, il en ressort pourtant quelque chose d’engagé, ce qu’elle conçoit, et qu’elle accepte : "Le fait que j’aime raconter des histoires m’oblige à être attentive à tout ce qui se passe socialement, et autour de moi." De fait, la danse contemporaine sud-africaine est une discipline très impliquée, très en lien avec la société, ses développements et ses bouleversements. Gérard Mayen souligne que "c’est une danse ancrée dans la réalité sociale. Il existe une veine importante de la "danse performance", des formes qui sont moins soucieuses de composer du mouvement, des belles formes chorégraphiques, et qui s’expriment dans des formes d’actions scéniques qui perturbent, contestent, jouent beaucoup sur la mise en cause des représentations habituelles et des codes sociaux." C’est aussi le cas pour Dada Masilo qui, si elle aime les belles formes, a des choses à dire. Pour Marie-Christine Vernay, journaliste spécialisée en danse pour Libération, "la danse en Afrique du Sud est considérée comme un acte politique. Le fait de monter un Lac des Cygnes avec des danseurs noirs est en soi un acte politique, le ballet ayant toujours été réservé aux Blancs."

L’aspect politique de la danse se retrouve chez tous les chorégraphes sud-africains, notamment du côté des femmes, "à surveiller particulièrement" selon Marie-Christine Vernay. Rien que la programmation du Festival d’Automne le prouve - Nelisiwe Xaba (avec qui Masilo a travaillé) présentait Uncles & Angels, qui interroge la subversion de la Danse du Roseau, rituel célébrant la pureté des jeunes femmes avant le mariage ; dans Scars & Cigarettes, elle explore les rites de passage et plus particulièrement celui de la circoncision chez les hommes. Mamela Nyamza (qui a été la professeur de Masilo) a confronté son univers, celui d’une performeuse solo ultra-contemporaine, au nouveau courant ishbuja, incarnation d’une jeunesse militante née dans les bidonvilles de Soweto pour le spectacle Mamela Nyamza et les Kids de Soweto, présenté au Quai Branly jusqu’au 11 octobre. Robyn Orlin, quant à elle, présentera fin novembre au Théâtre de la Bastille une nouvelle pièce protéiforme, In a world of butterflies, it takes balls to be a caterpillar… some thoughts on falling…, où elle prend pour point de départ la photo d’un homme chutant des Twin Towers pour interroger les limites de la représentation.

 
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Mamela Nyamza et les kids de Soweto

Société et résistance

Pourrait-il y avoir en Afrique du Sud, comme en Europe, un courant du "mouvement pour le mouvement" ? Pour Dada Masilo et Marie-Christine Vernay, c’est "non", catégoriquement. La danse sud-africaine est trop impliquée, "avec une très forte détermination sociale, un besoin de prendre en charge les contradictions et les violences extrêmes de cette société," souligne Gérard Mayen. Le danseur Gregory Maqoma confiait dernièrement à Télérama qu’après le drame de la mine de Marikana, l’an dernier, il ne pourrait plus produire une pièce joyeuse. Mamela Nyamza, rencontrée par notre consoeur Pascale Achard, explique, elle, que sa dernière pièce est "une rencontre qui ne s’est pas faite", car les kids de Soweto avaient du mal à la respecter en tant que femme, et encore moins en tant qu’artiste. Nyamza évoque "les viols perpétuels" en Afrique du Sud, pense toujours le rapport hommes-femmes dans ses spectacles, et particulièrement dans celui-ci, où elle questionne la supériorité des hommes, "même si jeunes encore". Car les kids avec lesquels elle a monté ce work in progress ont entre 18 et 26 ans, l’un d’entre eux est encore au lycée. Et pourtant, "il a fallu que je m’impose, que je fasse entendre ma voix. C’était difficile, et épuisant." Quand on lui demande si elle souhaite renouveler l’expérience, elle esquisse un sourire fatigué et dit "non".

Afrique du Sud : danser l’Histoire
Miss Thandi, par Gregory Maqoma
La danse sud-africaine, si elle semble travaillée par les questions sociales et politiques, ne saurait se résumer en un seul grand courant. Les formes sont extrêmement diverses, notamment du fait de leur origine populaire. Pour preuve, Dada Masilo nous l’apprend : "En Afrique du Sud, à chaque langue correspond une danse traditionnelle." Son dialecte à elle est le tswana, elle ne connaît pas les mouvements qui vont avec, mais compte "l’apprendre bientôt, pour un prochain spectacle peut-être." Qu’il existe onze langues officielles en Afrique du Sud donne une idée du nombre d’expressions qui co-habitent dans le pays. La danse y est profondément ancrée, "tout le monde danse, tout le temps", dit Masilo. Forme de célébration pour le culte des ancêtres, manifestation des guerriers à l’approche des combats ou expression de la colère et du soulèvement, ses formes initiales sont nombreuses, et viennent contaminer la danse contemporaine. Gregory Maqoma s’est distingué dans un solo reprenant le personnage de Miss Thandi, artiste appartenant à la culture xhosa, comme lui, et drag queen exilée en Hollande ; Désiré Davids, danseuse et chorégraphe métisse, s’approprie la danse zouloue ; la compagnie Via Katlehong croise gumboots et pantsula, sorte de hip hop contestataire qui s’est forgé durant l’Apartheid.

Pendant cette période sombre de l’histoire du pays, la danse était pratiquée de façon clandestine et encore aujourd’hui, elle se pratique dans "des conditions précaires", avec des aides "dérisoires", affirme Marie-Christine Vernay, qui a fait le déplacement à Soweto l’an dernier pour couvrir le festival Danse Afrique Danse, l’une des rares vitrines de la danse contemporaine avec le festival Jomba ! de Durban et Dance Umbrella à Johannesburg. La journaliste insiste, il n’y a quasiment "rien", "pas de centre chorégraphique national, très peu de structures, peu de lieux de répétition". Certains dansent dans leur chambre, d’autres dans la rue – ceux qui parviennent à s’en sortir sont ceux qui quittent le territoire, qui voyagent. Ce n’est pas pour rien que l’immense majorité des chorégraphes sud-africains dansent eux-mêmes dans leurs pièces : parce que la danse est encore menacée, très peu soutenue, et qu’elle jaillit souvent de ses interprètes, comme pour encore s’affirmer, comme une manière de penser et de danser l’Histoire du pays.

Rencontre avec Mamela Nyamza

Le reportage de Pascale Achard et Cédric Alliot