Alain Cornu immortalise les bouquinistes

Le photographe Alain Cornu au travail

Alain Cornu a passé plusieurs années à photographier cette profession largement méconnue

Alain Cornu s'est pris de passion pour les bouquinistes des quais de Seine. Aujourd'hui, il publie un livre somptueux édité en participation. Avec cet ouvrage, il rend un hommage appuyé à ces hommes et femmes qui font partie du patrimoine culturel français. Rencontre.

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"Paris est la seule ville au monde où le fleuve coule entre deux rangées de livres" écrivait Blaise Cendrars. Ah, les bouquinistes des quais de Seine ! On les pensait dociles, éteints, rabougris à l'heure des tablettes et des réseaux sociaux. 

Mais non.  

Au moment des JO, on s'en souvient,  la Mairie de Paris voulait les virer. Elle envisageait de démonter les célèbres boites vertes. Alors, ces hommes et femmes, ces distributeurs de culture se sont dressés, indignés, fiers et pugnaces. Ce déménagement, pour eux, sonnait comme une mise à mort. Un tiers de ces boites allait craquer au cours du transport. Les autorités évoquaient le besoin de "libérer la vue" pour les spectateurs de la fameuse cérémonie d’ouverture. Réunions, concertations, pétitions. Ce fut une singulière bataille :  les vendeurs de proses contre les distributeurs d'arrêtés municipaux et préfectoraux. 

Alain Cornu, dans son atelier
photo : Frantz Vaillant

Les bouquinistes gagnèrent. Ils sont restés en lieu et place. Une page se tournait.

Alain Cornu, grand amoureux de Paris, connait bien les bouquinistes.
Pendant trois ans, ce photographe pas comme les autres a rencontré l'ensemble des membres de la corporation. Il les a pris en photo, échangeant avec chacun d'eux pour les convaincre de se laisser tirer le portrait. Rien d'évident : ils sont sans cesse mitraillés par des touristes sans gêne. Mais sa démarche respectueuse a su convaincre.  Et une confiance s'est peu à peu instaurée.  
 
Aujourd'hui, un livre retrace ces rencontres du trottoir. En contrepoint, on découvre au fil des pages les témoignages de ces hommes et femmes et l'on muscle ses connaissances grâce à l'expertise de  l'historienne Angélique Jolivet. Qui sait, en effet, que la présence des bouquinistes des quais de Seine remonte au XVIe siècle ? 
Enfin, parce qu'il souhaitait la confection d'un livre rare, unique, richement illustré, et donc onéreux à produire, Alain Cornu a donc lancé une campagne de financement participatif. C'était la seule manière, selon lui, de maitriser cette aventure éditoriale. À l'heure où, miracle, il s'apprête à boucler son budget, nous avons rencontré ce photographe original qui déteste les clichés.
 

C'était quoi le déclic, l'étincelle qui t'a fait travailler sur les bouquinistes à Paris ? 

L'étincelle ça a été la rencontre avec Jérôme Calais en 2018 suite à l'achat d'un livre. Il est président de l'association des bouquinistes et moi j'avais dans l'idée depuis des années de faire le portrait de la corporation mais je n'avais pas le sésame pour y rentrer. Il m'a offert cette opportunité. Cela a débuté comme ça. 

Jérôme Callais

Jérôme Callais, bouquiniste quai de Conti et président de l’association des bouquinistes de Paris

photo : Frantz Vaillant

Qu'est-ce qui t'a le plus impressionné chez ces hommes et ces femmes ?  

Ce qui m'a le plus ému chez eux, c'est leur humilité et leur grande culture aussi. La plupart des gens ne s'intéressent qu'à leurs boîtes. J'ai découvert des gens qui avaient une grande culture livresque, une passion de la littérature notamment, mais aussi des sciences humaines dans différents domaines, jusqu'à la bibliophilie, la reliure etc. Donc le livre dans son entier c'est-à-dire à la fois comme objet et comme vecteur de culture et de connaissances. A la base, mon travail ne devait même pas être une exposition ; c'était une série de photos, je ne savais absolument pas ce que ça allait donner. Il faut d'abord travailler, faire les photos, voir si elles valent le coup, si la mayonnaise prend. C'est un petit peu la problématique de commencer quelque chose, on ne sait pas du tout ce que ça va donner et c'est tant mieux comme ça d'ailleurs parce que ça permet de rester concentré.  Et puis, de fil en aiguille, tout cela a pris de l'ampleur, on a fait des expositions et puis le livre vient maintenant,  comme quelque chose d'assez évident pour clore tout cela.

Une bouquiniste à Paris

Réalisé entre 2021 et 2024, BOUQUINISTES se veut à la fois panorama photographique et historique, autant que témoignage vivant de cette corporation.

photo : Alain Cornu
 

Ce qui est étonnant, je trouve, avec les bouquinistes c'est qu'ils sont à la fois invisibles et présents, c'est-à-dire que quand ils ne sont pas là, on remarque leur absence  et quand ils sont présents, parfois, on oublie de s'arrêter. Ils se rappellent à notre mémoire quand ils sont en crise, par exemple avec l'affaire des JO... 

Ah, oui oui ! Tout à fait ! C'est vrai que c'est une corporation, on va dire, qui fait partie des meubles, qui fait partie de l'environnement parisien et c'est un petit peu comme tout ce qu'on regrette quand on ne l'a plus. Comme n'importe quel événement dans nos vies :  c'est quand les choses ne sont plus là qu'on se rend compte de leur absence et de leur importance.  Avec les bouquinistes, il y a eu une vraie levée de boucliers quand ils ont été menacés d'être déménagés. D'un seul coup, on se disait : "mais non, c'est pas possible, ils sont là presque de toute éternité, en tout cas depuis 450 ans, et on ne peut pas les chasser ainsi". Cela faisait mal au cœur. Finalement, c'est assez rassurant peut-être de les sentir là. S'ils partaient, ce serait une partie de notre ADN culturel français, parisien, qui partirait avec ! 

Une bouquiniste

La présence des bouquinistes remonte au milieu du XVIe siècle. Elle est intimement liée à l’histoire de Paris et à l’histoire de France.

Photo : Alain Cornu

On pense que c'est une profession exclusivement masculine mais ce n'est pas vrai du tout. 

Ah non ! Et j'en ai été surpris. Je crois qu'il y a deux tiers d'hommes pour un tiers de femmes, c'est pas tout à fait la parité mais il y a quand même pas mal de femmes effectivement et puis, concernant les tranches d'âge, on a une moyenne d'âge qui doit tourner tout de même autour de 60 ans. Mais j'ai aussi été surpris aussi de voir des jeunes s'installer, hommes et femmes. Ils ont la trentaine, parfois moins, et les voici bouquinistes. Cela fait plaisir de voir ce renouvellement de génération.  On n'a pas de statistiques mais dans l'histoire des bouquinistes,  Il doit y avoir un grand cycle, comme ça, de changements de population, de la corporation

Un bouquiniste au travail !

Chaque parcours de vie, chaque expérience raconte la corporation de manière sensible et personnelle.

Photo : Alain Cornu

Pourquoi ce livre aujourd'hui ? Pour fixer les choses une bonne fois ? 

Oui, pour fixer les choses une fois, mais pas une bonne fois parce que l'histoire des bouquinistes, elle est longue et puis elle va continuer.  Moi, j'apporte ma petite pierre à la mémoire de cette corporation. Mais ce travail peut être fait dans dix ans et ce sera d'autres bouquinistes, enfin en tout cas ça va évoluer.  Il reste que c'est un travail qui n'avait pas été fait auparavant, le fait de les portraiturer. C'est comme un état daté de la corporation à un moment donné, c'est un petit peu pour dire : "Voici les bouquinistes en 2021-2024 puisque j'ai travaillé sur ce sujet pendant trois ans.  

Un bouquiniste heureux
photo : Alain Cornu

Alors ces bouquinistes ont vu ton travail. Ils ont été flattés ? Comment l'ont-ils perçu globalement ? 

Il a fallu quand même que je montre patte blanche pour faire ces portraits parce qu'ils sont très souvent sollicités pour être pris en photo par des touristes du monde entier. Ils sont habitués à ça, à être pris en photo mais ce sont fréquemment des photos volées, donc ça, ils n'apprécient pas trop ces photos volées d'eux ou de leur boîte. Moi, j'avais la démarche de les rencontrer, de discuter, de parler du projet, d'amener aussi de la lumière, c'est-à-dire que ce n'est pas des photos faites à main levée. Ce sont des photos faites sur pied avec de la lumière additionnelle, donc on a une mini mise en scène même si j'essaie d'être le moins intrusif possible, c'est-à-dire qu'ils sont sur leur lieu de travail, ils sont habillés comme ils sont habillés au moment où j'arrive. Il  n'y a pas de mise en scène trop élaborée, mais le fait de remettre de la lumière permet de contrôler cette lumière et de vraiment avoir une esthétique qui soit cohérente sur toute la série. Donc, j'ai été bien reçu et pourquoi cela ? Premièrement, parce que j'ai tout expliqué et puis, en contrepartie, je leur donne un tirage, et ils ne sont pas du tout  habitués à ce geste. Et puis, je pense qu'il faut passer du temps. J'y suis allé maintes et maintes fois, et plus on passe du temps, plus les personnes perçoivent que c'est sérieux comme démarche, et ça c'est vrai que c'est assez important pour moi.  Par exemple, j'avais quelqu'un qui a refusé plusieurs fois parce qu'il n'avait pas envie d'être pris en photo, et ça c'est tout à fait respectable.  Cette personne, donc, au départ, me disait non, et puis au bout d'un moment, elle me dit : "Mais t'es toujours là ! "  J'ai senti que la porte s'ouvrait, et j'ai dit : "Ben ouais,  alors, on le fait ce portrait ?"  Et là, il a accepté. Maintenant, j'avoue que certains sont devenus vraiment des très bonnes relations, voire des amis, et je viens toujours les voir avec plaisir. Vraiment, j'ai eu de très bons rapports avec eux.

Femme bouquiniste
Jean Tulard, historien, membre de l'Académie des Sciences morales et politiques, professeur émérite à La Sorbonne, apporte sa contribution et Jérôme Callais, Président de l’association des bouquinistes signent la préface de ce livre pas comme les autres
 

Pourquoi ce livre est auto- édité, pourquoi avoir fait appel à une économie participative ? Aucun éditeur n'en a voulu ?

Les éditeurs de beaux livres, ce qu'on appelle les beaux livres, c'est-à-dire les livres de photos, c'est toujours un petit peu compliqué parce que c'est une économie compliquée, ce sont des livres qui coûtent cher à produire, contrairement aux livres de littérature qui sont tout de même un petit peu moins onéreux à la production, là, on a toujours des devis assez importants, ce qui fait qu'ils sont quand même toujours regardants par rapport à la question : "est-ce que ça va intéresser, etc." 

Donc je ne suis pas le seul photographe, à faire les choses ainsi, cela devient de plus en plus fréquent ce fonctionnement en circuit court, c'est-à-dire en précommande tout simplement.  Et ça n'empêche pas après le livre d'être distribué en librairie, qu'il y ait un ISBN et qu'il soit déposé à la Bibliothèque Nationale. C'est un livre à part entière de 250 pages et c'est vrai que cela un petit peu changé par rapport aux livres produits à compte d'auteur précédemment, où effectivement, il y avait le côté, comment dire, il n'a pas trouvé d'éditeur, donc il le fait dans son coin, un peu en catimini... Enfin, pour tout dire, j'ai des exigences aussi. Je ne veux pas faire de concession par rapport à la qualité et d'ailleurs je le fais imprimer en France, je le fais imprimer en banlieue parisienne et tout cela a un coût. Un "éditeur classique" aurait eu un peu de mal à l'admettre et  donc, c'est vrai, cela m'a un petit peu poussé à le faire moi-même...

Alain Cornu au travail

Si les bouquinistes ont fait l’objet de publications à différentes époques, ils n’ont jamais été photographiés de manière exhaustive dans une démarche à la fois vivante et mémorielle.

Photo : Frantz Vaillant

Et c'est un pari réussi ? Cela a marche bien pour l'instant ? L'échéance de cette finance solidaire approche... 

On est toujours inquiet parce que c'est jamais gagné, il y a plein d'étapes à passer mais en tout cas la collecte se passe plutôt bien, on a encore quelques jours de collecte il y a une bonne dynamique. Pour tout dire, j'aimerais bien dépasser les 100% parce que la collecte ne va pas combler tous les frais de fabrication, bon ça aide déjà beaucoup mais si on pouvait dépasser les 100% ce serait encore mieux.  J'ai déjà fait un livre dans ces conditions-là, un livre sur les toits de Paris. Je retrouve un petit peu les mêmes angoisses mais aussi la même énergie, le même plaisir et puis j'ai une équipe autour de moi, un graphiste, une historienne qui écrit les textes, etc. Il faut tout mener à bien mais c'est de la bonne angoisse, c'est de l'angoisse créative donc, ça c'est super ! 

Bouquiniste en Seine

Le livre d'Alain Cornu en financement participatif sur le site Kisskissbankbank . 

Prix :  (selon l'édition souhaitée) de 49 euros, 180 euros, 380 euros, 1000 euros et 1200 euros