Génial et philanthrope. Tel était le banquier Albert Kahn.
En 1909, le millionnaire Alsacien se lance dans un projet fou : créer un fond documentaire en couleurs de tous les peuples du monde ! Son but est de favoriser la paix et la compréhension interculturelle. Pour y parvenir, cet idéaliste utilise
l'autochrome, le premier procédé couleur industriel inventé par les frères Lumière. Révolutionnaire. Ils en ont fait la promotion le 10 juin 1907, dans le magazine L'Illustration. Le procédé n'est pas pour toutes les bourses : il coûte cinq francs la boîte de quatre vues, soit le salaire de deux jours d'un employé des usines Lumière. Mais Albert Kahn a de l'argent, beaucoup d'argent. Il pourrait le faire fructifier aimablement dans le silence ouaté des conseils d'administration. Cet humaniste préfère s'en servir pour mieux connaître l'autre, l'étranger, celui qui est certes différent mais pas contraire. Découvrir le monde par l'image sera le but de sa vie.
Cette idée un peu folle de collecter la mémoire du monde sur des plaques de verre lui est venue l'année précédente, en 1908.
En compagnie de son chauffeur-mécanicien-photographe, Albert Dutertre, le banquier a effectué un tour du monde pendant quatre mois. Ensemble les deux hommes ont traversé l'Amérique. Ils ont parcouru le Japon et la Chine. A leur retour, dans leurs bagages, il y a les inévitables souvenirs mais surtout des centaines de photos et de nombreux films, témoins de leur audacieux périple.
Ses voyages lui ont fait pressentir que des civilisations entières vont s'éteindre. Il faut, coûte que coûte, en garder "des aspects, des pratiques et des modes de l’activité humaine, dont la disparition fatale n’est plus qu’une question de temps ".
Pour parvenir à ce projet, il crée, en 1910, une société, Les Archives de la planète. Jusqu'en 1931, il missionne dans 48 pays de tous les continents reporters et opérateurs de cinéma pour filmer et photographier ce qui n'intéressait (presque) personne : la Palestine des années 20, l'Inde des maharadjas, la montée du fascisme
"La vie, la vie, il n'y a que ça. Il faut aller saisir la vie. A l'étranger, dans la rue. Partout !"
Albert Kahn
Souvent, ces aventuriers de l'image arrivent à des moments historiques cruciaux, comme par exemple lors de l'effondrement des empires ottoman et austro-hongrois. Ils filment les derniers villages traditionnels celtiques en Irlande, les soldats de la Première Guerre mondiale. Ils prennent les premières photographies couleurs dans des pays aussi éloignés que le Brésil, le Vietnam, la Mongolie et la Norvège, le Bénin et les Etats-Unis.
Albert Khan croit toucher au but. Dans sa propriété à Boulogne, l'élite intellectuelle mondiale se réunit chez lui et devise. En 1931, le philosophe Bergson écrira que ce
colloque permanent qui se déroule chez le banquier "a fini par créer quelque chose d'unique : une atmosphère morale que tiennent à venir respirer, ne fût-ce que pour quelques heures, des hommes éminents qui caressent le rêve d'une humanité organisée et meilleure ".
Mais l'homme Kahn reste une enigme.
Il aurait pû être le roi de Paris. Il préfère vivre dans sa maison-palais de Boulogne, sans femme ni enfant.
Ses jours d'opulence sont pourtant comptés.
La crise financière de Wall Street de 1929 arrive en Europe quelques temps plus tard et emporte la plupart des établissements financiers. Elle ruine Albert Kahn, qui meurt le 14 novembre 1940 à Boulogne-Billancourt.
Un de ses boursiers, en 1927, se remémorait l'extraordinaire monsieur, toujours très secret : "C'était un tout petit vieillard, tout chauve, à la barbiche blanche, très simplement habillé, et que l'on aurait pris pour un humble employé retraité, surtout en été avec son veston d'alpaga noir et le grand chapeau qu'il arborait dans son jardin ".
Curieusement, il n'existe pas de film digne de ce nom pour clore ce portrait. Celui qui voulait archiver la planète et qui se ruina pour y parvenir... refusa toujours de se laisser filmer.