Fil d'Ariane
Elle n'a pas peur des sujets qui fâchent. Et il faut peut-être la candeur de quelqu'un venue d'une toute autre Histoire pour s'attaquer ainsi aux moments honteux du passé récent de la France.
Cet hiver, Alexandra Badea présentait à Paris, une pièce sur le massacre de tirailleurs sénégalais à Thiaroye au Sénégal en 1944 ; cet été, c'est au Festival d'Avignon qu'elle poursuit sa trilogie en cours : "Points de non-retour".
"Quais de Seine", le nouvel épisode, a pour toile de fond le massacre d'Algériens à Paris lors de la manifestation du 17 octobre 1961. Selon les sources, entre 30 et 100, peut-être 200, Algériens soupçonnés d'être partisan du FLN furent tués et leurs corps jetés dans la Seine par les forces de l'ordre.
"A l'origine de tout ça, il y a la cérémonie de naturalisation, quand j'ai pris la nationalité française en 2014", explique l'écrivaine et metteuse en scène. "Dans le discours de bienvenue, on disait "vous devez assumer l'histoire de ce pays avec ses moments de gloire et ses points d'ombre". Ma première réaction a été "comment je vais assumer la colonisation ? " C'était vraiment une impulsion."
Pour Alexandra Badea, l'évidence semble s'être imposée : elle en ferait l'objet de son travail. Elle s'est documentée, s'est entourée d'une petite troupe de quatre acteurs qui, comme elle née en Roumanie, ont des racines ailleurs.
"Moi, je ne me pose pas la question de savoir si c'est une histoire française. C'est une histoire qui appartient à l'humanité. Mon roman (Zone d'amour prioritaire – 2014 - NDLR) , je l'ai écrit sur les disparus dans les guerres inter-ethniques à Chypre en 1974 et tout le monde pensait que j'étais chypriote. On ne comprenait pas pourquoi je m’intéressais à ce sujet. C'est simplement parce que j'avais écouté une émission à la radio et ça m'avait bouleversée... Ces figures du disparu ou des enfants qui ne connaissent pas la vérité sur leurs parents ou leur grands-parents est quelque chose qui m’intéresse, qui m’émeut. Même si dans mon parcours personnel il n'y a rien de tel, sauf peut être si on remontait à la 7ème ou 8ème génération et si on croit à la psychogénéalogie..."
Dans les lectures d'Alexandra Badea, le livre de référence de Jean-Luc Einaudi, "la bataille de Paris, 17 octobre 1961", mais aussi Anne Ancelin Schützenberger, une psychologue française qui défendait l'idée que les événements et les traumatismes vécus par un individu peuvent influer sur les troubles psychologiques de ses descendants. Dans "Quais de Seine", la jeune journaliste Nora éprouve sans le connaître le drame de ses grand-parents, lui arabe algérien, elle pied-noir, qui doivent vivre à Paris un amour réprouvé.
"Je n'avais pas envie de faire un théâtre documentaire ou de dénonciation, mais je voulais m'interroger sur l'intime anéanti par l'histoire et la politique, et aussi sur la possibilité d'une réparation, d'un apaisement" explique-t-elle. Auteure d'une vingtaine de pièces, elle explore dans celles-ci ce que la société fait aux personnes, la violence du monde et la difficulté de vivre. Mais Aleaxandra Badea est aussi convaincue que la parole peut guérir des pires douleurs. Le théâtre, comme lieu de la catharsis... l'idée n'est pas nouvelle, mais avec la metteuse en scène elle revient avec une actualité nouvelle.
Chez elle aussi, il y a peut-être une sorte de trauma : les attentats de 2015-2016 en France qui l'ont interrogé sur sa position d'artiste et d'intellectuelle. Comme beaucoup, elle s'est questionnée sur ce qu'elle avait raté et ce qui pourrait être fait. "Je pense qu'on n'a pas raconté suffisamment des récits qui pourraient permettre à toutes les populations qui font partie de la société française de s'identifier, de se sentir reconnu et intégré dans le récit collectif. C'est ce qu'on a appelé les "récits manquants". C'est comme ça que, avec les comédiens, je suis partie à la recherche d'histoires qui nous touchent."
Alexandra Badea vit en France depuis 2003 et ses premiers textes ont vite été remarqués et mis en scène par d'autres. Elle écrit en français, une sorte de langue de liberté pour la jeune Roumaine, née en 1980, qui a grandit sous le régime de Nicolas Ceaucescu.
"Malheureusement pour moi, la langue maternelle, c'est une langue dans laquelle j'ai vécu des traumatismes parce qu'elle véhiculait la propagande d'une dictature. Dans mes premiers souvenirs à l'école, j'apprenais par cœur des poèmes patriotiques, ou plutôt je n'y arrivais pas. J'avais peur que la maîtresse d'école me demande de réciter et de ne pas en être capable, et qu'il y ait des répercussions sur ma famille. Et puis il y avait cette langue de bois que j'entendais tout le temps, à l'école, à la télé et dans les œuvres qu'on avait, la littérature, le cinéma... Aujourd'hui, il y a beaucoup d'auteurs qui écrivent en roumain sans problème, mais chez moi quelque chose s'est bloquée."
Dans un acte de liberté remarquable, Alexandra Badea a donc choisi son pays, sa langue. La France et le français peuvent s'en féliciter. Pourtant le pays d'Alexandra Badea n'est pas nationaliste ou replié sur lui-même. C'est un pays-monde à l'image de sa citoyenne qui aime le cosmopolitisme de Paris : "Je pense que je suis un être hybride, je suis un peu roumaine, un peu française mais aussi autre chose. J'ai pris de chaque auteur que j'ai lu, de chaque rencontre, de chaque voyage. J'aime bien me dire que je n'ai pas qu'une double culture et que je continue à m'enrichir. Cette multiplicité me plait et c'est ce qu'il faut défendre en France parce que pour moi, c'est une évidence que la nation française est fondée sur la diversité, la multiplicité. C'est ce métissage qui a fait la richesse de cette nation et de cette culture."