Au Festival de Cannes, le palmarès qui énerve la critique

Un «jury frileux», une «palme navrante», un «palmarès inégal»: les critiques sont choqués des choix des jurés emmenés par George Miller sur la Croisette. Mais Cannes, n’est-ce pas toujours comme ça, ou presque?
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Ken Loach Cannes
"Si Moi, Daniel Blake est un bon Ken Loach, un film de combat contre la fracture numérique et le néolibéralisme qui sévit en Angleterre, il ne représente en rien la modernité cinématographique." écrit Paris-Match.
(AP Photo/Joel Ryan)
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«Une palme navrante et un palmarès inégal». Les Inrocks n’y vont pas par quatre chemins. Pour eux, «parmi les milliers de festivaliers en activité sur la Croisette cette année, il ne devait pas y avoir plus de dix personnes pour penser que Moi, Daniel Blake était le meilleur film de la compétition cannoise 2016. Mais, énorme coup de bol pour Ken Loach, manifestement la plupart d’entre elles faisaient partie du jury…». «Décevante», «incongrue» et même «contre-productive», cette Palme d'or est le symbole d'«un cinéma extrêmement conservateur» alors que «les films plus audacieux, plus contemporains» ne manquaient pas.

Loin de ces «desiderata de la presse spécialisée», selon Le Point, «le palmarès du Festival de Cannes est fait pour déplaire», relativise Slate. D’ailleurs, «les qualificatifs ne manquaient pas, chez la plupart des critiques de cinéma, pour marquer leur déception». Et «le prix qui a le plus indigné une bonne partie du parterre, c’est bien le Grand Prix du jury remis à Xavier Dolan pour son film Juste la fin du monde, mal accueilli par de nombreux critiques, sans oublier l’agacement que le cinéaste inspire à certains » :

«Ce n’est évidemment pas la première fois qu’un jury rend un palmarès qui ne correspond pas aux attentes critiques», poursuit le magazine en ligne, car celui-ci «ne dépend que de l’avis de neuf personnes provenant souvent de professions et de cultures différentes. Les prix du Festival de Cannes ne sont ni démocratiques ni l’expression de la moyenne des goûts de personnes partageant la même profession, il s’agit plutôt d’un mélange de consensus, de subjectivité émotionnelle et d’affinités personnelles. Et c’est peut-être ce qui fait la beauté cruelle de la compétition: le prix a beau être prestigieux, il s’agit de l’avis de neuf personnes à un instant T.»

Et cet avis pour L’Obs, c’est ce qu’on appelle «un palmarès frileux» qui a «négligé plusieurs des plus beaux films de la compétition». George Miller a tenté de justifier «que le film allemand Toni Erdmann soit reparti bredouille […] alors qu’il faisait figure de favori». Pour expliquer cette absence, Le Figaro rapporte «les choix délicats auxquels George Miller a été exposé avec ses partenaires»: «Nous n’avions que huit prix pour vingt et un films. Nous avons travaillé avec vigueur et rigueur. Rien n’est resté à l’écart des discussions. Nous voulions décider par nous-mêmes et n’avons pas écouté la presse.»

«Pour une surprise, c’est une surprise, écrit pour sa part Paris Match. Pendant onze jours, la critique a «oublié" deux points importants en établissant ses pronostics: les jurés sont toujours très attachés aux questions politiques et George Miller a 71 ans… On ne va pas se mentir: si Moi, Daniel Blake est un bon Ken Loach, un film de combat contre la fracture numérique et le néolibéralisme qui sévit en Angleterre, il ne représente en rien la modernité cinématographique.» Ce qui ne veut pas dire que sur le fond, il déplaise à tout le monde:


 

«Rarement palmarès cannois aura, de mémoire récente, à ce point déjoué les pronostics, fait aussi remarquer Libération, et l’on ne parle pas là des fuites à quelques heures de la cérémonie quant au retour sur la Croisette de truc ou machin. Les bruits de sortie de salles, les déferlantes de tweets, les panels étoilés remplis au fur et à mesure des projections par la presse française et internationale, tous donnaient gagnant un film qui ne figure pas même au palmarès, le formidable Toni Erdmann de Maren Ade.» Et «le très manichéen Moi, Daniel Blake, pur film de gauche pour spectateurs de droite», participe, lui, d'«une abdication de toute ambition esthétique ou complexité humaine, où les signes d’authenticité vraie à base de corps filmés sans grands égards et d’accents coupants semblent suffire au cinéaste».

Le Monde parle d’un «jury sage pour images rugissantes». Et c’est à ses yeux «un théorème cannois: les mauvaises sélections font les plus beaux palmarès, et inversement. Cette année n’a pas fait pas exception, qui a vu le jury ignorer la quasi-intégralité des œuvres qui nous ont transportés, pour en primer d’autres qui, si elles ne sont pas forcément indignes, ne reflètent en rien la force d’une compétition qui n’a pas plané si haut depuis longtemps.»

«L’annonce des prix a créé au Palais surprise et émoi, renchérit Le Devoir de Montréal, suscitant dans les rangs de la presse épuisée des huées au long de la cérémonie, à l’annonce du prix pour Dolan aussi. On s’attend à une cohorte de textes ravageurs. Des journalistes étaient déjà furibonds sur les médias sociaux après les premières fuites ayant laissé filtrer les noms de ceux que le festival réclamait sur tapis rouge pour les honorer.»

«A côté de la plaque», ce jury, selon Politis. «Moi, Daniel Blake n’est pas dénué de scènes marquantes, où l’on reconnaît la patte du cinéaste humaniste et solidaire des classes laborieuses. Mais ce film souffre d’un scénario paresseux, dont certains ressorts semblent avoir été imaginés par un (mauvais) étudiant en cinéma et non par un scénariste aussi chevronné que Paul Laverty, collaborateur de longue date de Loach. Au vu de plusieurs autres films de la compétition, [il] ne méritait de tout évidence pas la palme.»

De la tisane plus que de l’absinthe

La Palme du meilleur titre revient, elle, à Marie France, avec ce «palmarès qui manque de clito», pour le dire «à la manière imagée de Houda Benyamina, récompensée par la Caméra d’or pour son premier long-métrage, Divines». Comprendre: ça manque «de courage, d’audace, d’intensité, de sexe, de punk». Bref, «tout sauf des choix en demi-teinte qui sentent la tisane plus que l’absinthe, le consensus plus que la passion».

Mediapart saisit la balle au bond en prétendant qu'«il aura fallu le clap de fin pour dire que le vrai cinéma d’auteur est avec le peuple et pas avec les puissants. Il aura d’abord fallu passer par toutes les paillettes, le champagne, les défilés des stars et starlettes, pour conclure que le peuple n’est pas oublié dans l’affaire». Mais tout compte fait, «le clochard qui dort sur l’herbe au bord de la mer devant les palaces de la Croisette» ne pourrait-il pas obtenir une accréditation? Et de remercier Ken Loach pour avoir «osé attaquer le système de manière directe et pas seulement à travers les films qui cette année ont définitivement montré qu’on ne veut plus…» Pardon, la suite est trop vulgaire pour être citée ici.