Réputé pays le plus ouvert du Golfe, le Koweït ne dispose pas d’une scène artistique urbaine florissante. La faute à un désintérêt, voire mépris d’une grande partie de sa société pour ses arts contemporains, souvent incompris.
Dans le quartier d’Hawally, au nord de Koweït City, une grosse cylindrée se gare devant un fast food, puis klaxonne. Un homme en tenue orange en sort, prend la commande, puis s’en va ouvrir la petite rôtisserie située sous le préau d’un immeuble sinistre.
Quelques poulets cuisent au rythme de la broche et des gaz d'échappement. La viande est découpée, puis placée dans un sachet que le client récupère. Les voitures défilent et le manège se répète. Au milieu des luxuriantes carcasses de voitures et de poulets, Abdullah Al Shayea alias Dinar, accompagné d’une amie, se frayent un chemin.
La société nous considère comme de la merde. Nos familles nous associent à la rue et à la drogue…
Lui porte une chemise blanche largement ouverte, laissant entrevoir des poils. Ses cheveux sont blonds sur le dessus et plaqués en arrière. A la première poignée de main, sa manche laisse entrevoir une montre recouverte de diamants, et son sourire, plus que trois dents noires.
Sa compagne est dans le même esprit. Sur de hauts talons, elle porte une tunique violette très moulante, en accord avec une chevelure rose et bleue. La scène a tout d’une entrée en matière romancée de Bonnie et Clyde. "La société nous considère comme de la merde. Nos familles nous associent à la rue et à la drogue…", balance Dinar avec nonchalance.
À l’étage d’un autre sinistre immeuble, le rappeur présente le studio Miami al-Kuwaitya où il enregistre les derniers morceaux de son album prévu pour août. Son style fait de vocoder, de paroles vulgaires, tristes, mixées en argot local et anglais, détonne.
Dinar n’a clairement pas le genre convenu de ses compatriotes, d’habitude habillés de l’élégante tenue traditionnelle blanche appelée dishdasha. "Non, je ne vais pas porter la robe nationale dans un de mes clips ! Pourquoi devrais-je le faire ? Vous m’imaginez sur un chameau ? Mon délire c’est plus au volant d’une Rambo, avec mes cheveux blonds et deux pu*** à l’arrière."
Le Koweït n’existe presque pas dans la musique de Dinar. Comment inclure dans sa chair une société aussi hostile ?
Le jeune homme de 24 ans a débuté le rap il y a presque dix ans. Au départ, il donnait rendez-vous à des amis dans des maisons dont les parents étaient partis en vacances ou dans des zones industrielles abandonnées. Quelques rondes, des joutes verbales, des insultes, des beats agressifs, des filles et parfois de la drogue, alertent la police.
Il est arrêté avec sa bande d’amis. Les autorités lui conseillent de ne plus répéter ces rassemblements sous peine d'être inculpé pour sorcellerie et corruption de la jeunesse du pays.
Dinar avoue avoir "professionnalisé" son style et sa musique depuis, mais n’approuve toujours pas les restrictions exercées sur les concerts. "Ici les spectateurs doivent rester sur des chaises. Moi quand je suis en concert, je veux être debout, ne plus savoir qui je suis et ce que je fais !"
Le producteur koweïtien Khalid Almansour enregistre une chanson au Juke Pro, un studio d'enregistrement dans la ville de Koweït.
Alors en secret, il organise parfois quelques concerts privés à des étages vides d’immeubles où l’alcool, la drogue, filles et garçon s’entrelacent sans interdit. Bader Al Fajar alias Mlk, a rejoint le studio où l'on se trouve. C’est un ami de Dinar. Il retire son pull-over, laissant entrevoir de lourdes chaînes autour du cou et des tatouages plein les bras. "Si je sors habillé comme ça et qu’un putain de flic me repère, il va me tirer dessus ! Pourquoi ? Parce qu’il pensera que j’ai de la drogue sur moi. Et s’il trouve un cachet, même un médicament, il l'emmènera au laboratoire en pensant qu'il s'agit d'une drogue. Ils feront également des analyses de mon sang. Je suis allé en prison au moins six fois, et trois fois uniquement à cause de mon look."
Les drogues de synthèse se sont popularisées au Koweït au même moment que le popping et la breakdance. La société a forcément cru que nous étions impliqués dans ces trafics...
Moaath Salah dit Psycho, n’a pas connu meilleure fortune. Ce breakdancer aux yeux légèrement bridés, a longtemps fait face à la violence de ses compatriotes pour ses chorégraphies. "Lorsque nous pratiquions dehors, des jeunes de notre âge se plantaient face à nous, en pleine répétition. Ils voulaient se battre et attendaient qu’on porte les premiers coups, pour qu’ils puissent après nous dénoncer à la police."
La charia koweïtienne interdit en effet tout type de danse venu de l’extérieur de ses frontières. Psycho n’a jamais craint cette censure. Derrière le centre commercial de Salmiya, ville populaire de Koweït, lui et d’autres danseurs de rue créent un groupe clandestin appelé Snake en 2004. Des compétitions illégales de Popping (danse venue de californie, NDLR) voient le jour à cette période. Psycho a alors 14 ans. Il est un des pionniers de ces danses importées depuis les Etats-Unis à travers des films comme The Dancer (2000) de Luc Besson, ou encore Fast and Furious (2001) et You Got Served (2004).
Quartier pour travailleurs expatriés, loin des regards de la société koweïtienne, Salmiya fourmille alors de trafics en tout genre, dont le trafic de drogues. Des policiers infiltrés espionnent les petits groupes de danseurs. Psycho est dans leur viseur. "Les drogues de synthèse se sont popularisées au Koweït au même moment que le popping et la breakdance. La société a forcément cru que nous étions impliqués dans ces trafics..." Même si Psycho avoue que certains danseurs de son groupe en consommaient, la drogue n’a jamais eu de lien avec la danse urbaine.
En douze ans de pratique, le jeune homme ne s’est jamais réellement réconcilié avec son pays. De son propre aveu, l’identité koweïtienne ne s’incruste dans ses chorégraphies que pour provoquer : "Nous avons fait quelques représentations habillés de dishdasha avec une musique de fond inspirée par des rythmes koweïtiens. Dans nos mouvements, nous imitions par exemple les gestes d’épées traditionnelles. On a eu l’idée de présenter dans notre danse autant d'éléments possibles de la culture koweïtienne pour... la moquer. Parce que nous en souffrons !"
Il y a une crise d'identité chez nos jeunes.
Ali Altarah, professeur de sociologie.
Ali Altarah, professeur de sociologie à Kuwait University, pointe les nombreuses contradictions sociales responsables de cette hostilité à la nouveauté. "Il y a une crise d'identité chez nos jeunes. Certains penchent vers une identité musulmane, arabe ou koweïtienne et certains jeunes se réclament de la mondialisation. Notre gouvernement ne les aide pas beaucoup. Un coup notre pays veut satisfaire les islamistes, l’autre, on met une distance. Parfois on envoie des signaux contre cette culture monde et dans un même temps on accueille des fast-food occidentaux partout. Comment notre jeunesse peut-elle s’y retrouver et être fière de son identité ? Aujourd’hui ils ne sont fiers de rien."
Doss, autre danseur, intègre l’identité koweïtienne dans son Popping avec un moins d'amertume. Et pourtant, cet imposant koweïtien de 29 ans a lui aussi pâti des stéréotypes négatifs émanant d’une grande majorité de sa société. "Au Koweït, nous avons deux styles de danses traditionnelles. Celui venu du désert qui consiste à danser debout et bouger lentement, et celui du bord de mer, qui est influencé par l'Inde et l'Afrique, où les hommes sautent et bougent davantage. Je trouvais ça intéressant de prendre ces deux styles et de les fusionner avec du Popping."
En 2012, lors d’une représentation au Koweit granta theater, Doss et sa troupe font face à des danseurs koweïtiens traditionnels. Une génération les sépare. Chacun se donne en public, tour à tour. Le choc culturel se passe bien. "Ils ont été surpris je pense par notre show. Ils n’ont pas prononcé un mot, ils souriaient. Et pour nous, leur sourire disait beaucoup."
Mohammed al-Eidani, de son vrai nom, donne des cours à Loyac, un centre culturel situé non loin de la côte nord de la capitale. La moitié de ses étudiants sont koweïtiens. Pour passer entre les mailles du filet du ministère de la Culture qui interdit toujours tous types de danses étrangères à la culture locale, Doss déclare aux autorités dispenser des cours de théâtre. Une ruse qui ne plaît pas. "Des personnalités religieuses du pays tentent d’interdir mes cours de danse en prétendant que je corromps la jeunesse. Sur Twitter, on a eu le droit à un hastag : 'ce lieu est un poison pour la société'”.
Depuis l’invasion irakienne, les familles mettent la pression pour que leurs enfants aient un emploi qui gagne bien en cas de nouvelle guerre et d’exil
Derrière un trop ordinaire complexe de cafés et fast-food internationaux, quelques vieux murs font face à la mer. Le ciel est bleu et le soleil d’été commence à brûler le Koweït. Bientôt, le thermomètre atteindra 50 degrés. Bufifty profite des derniers moments acceptables en journée pour graffer un long dessin aux couleurs rose saumon et vertes. Autour de lui, des tags écrits en arabes ou lettres latines se chevauchent sauvagement. Ces murs lui sont attribués par le ministère la Culture. Un petit exploit pour Abdullah Bukhamseen. "Cela a été difficile de leur faire comprendre pourquoi je voulais dessiner sur un mur", souffle-t-il entre deux coups de bombe.
De ses dires, ses dirigeants ne semblent pas vraiment comprendre ce qu’est un graffiti. "Ici c’est souvent associé à du vandalisme ou comme un acte criminel." L’art, dans sa définition la plus globale, n’a pas beaucoup plus de considération. "Depuis l’invasion irakienne, les familles mettent la pression pour que leurs enfants aient un emploi qui gagne bien en cas de nouvelle guerre et d’exil", explique t-il.
Alors pour tenter d'être moins catégorisé par les siens et de ratisser un public plus large, Bufifty écrit parfois des graffitis en arabe en y associant des formes aux géométries islamiques.
Monstariam a commencé à taguer sur les murs il y a presque 30 ans, comme Bufifty. Ce précurseur a adapté son style de dessins pour le commercialiser, obtenir une petite reconnaissance nationale, et vivre en partie de son art.
Au centre commercial Symphonie, l’homme s’affaire sur un échafaudage. De grandes fresques où sont dessinées les silhouettes de Totoro, Slimer ou encore Casper le gentil fantôme. Le graffeur doit finir la décoration du restaurant avant la fin de semaine. "Les gens ne s’imaginent pas le travail que ça représente. On m’a prévenu à la dernière minute et là ils veulent que je finisse avant l’ouverture lundi !"
Au Koweït, le street art passe par l’interdit ou le conformisme.
Monstariam, graffeur.
Monstariam avoue que son pays ne comprend pas grand chose aux graffitis et mieux vaut donc initier ses compatriotes en douceur. "Lorsque Pizza Hut a ouvert son premier restaurant au Koweït dans les années 80, la première chose dont les gens se plaignaient c’était : où est le pain? Comment vais-je manger ce fromage? C’était une question d’éducation. Une fois que vous éduquez les gens, ils savent comment appréhender quelque chose de nouveau. Par exemple, Pizza Hut a réalisé une vidéo après coup pour montrer aux Koweïtiens comment manger une pizza. Il en va de même pour les graffitis. Vous devez expliquer aux gens ce que ça représente. Au Koweït, le street art passe par l’interdit ou le conformisme".